Entre principes éthiques et réalités politiques: le débat Callicott-Norton sur l’environnement
Victor Bienvenüe Mimeau, Université de MontréalDate de publication: 2025-07-01
Résumé
Le débat entre anthropocentrisme et non-anthropocentrisme, tel qu'illustré par les travaux de J. Baird Callicott et Bryan Norton, examine la valeur de la nature : est-elle intrinsèque ou purement instrumentale ? Norton plaide pour un « anthropocentrisme faible » orienté vers une durabilité environnementale concrète et orientée vers le bénéfice de l’humanité à long terme. Callicott, quant à lui, défend la valeur intrinsèque de la nature comme pilier éthique. Bien qu’il soit attaché à cette valeur, il intègre néanmoins des éléments pragmatiques, qui soulignent que théorie et pratique sont complémentaires. Ce débat met en lumière la tension entre éthique philosophique et réalités politiques, et appelle à une approche équilibrée pour orienter les politiques écologiques.
Mots-clés: érudite, éthique environnementale, anthropocentrisme, valeur intrinsèque, hypothèse de convergence, pragmatisme écologique
Face à la dégradation environnementale croissante, le débat entre anthropocentrisme et non-anthropocentrisme devient de plus en plus crucial dans les temps modernes. Alors que nous sommes confrontés aux crises climatiques, à la perte de biodiversité et à l’effondrement écologique, les cadres éthiques que nous choisissons influencent notre réplique face à ces défis. Ce débat philosophique soulève la question de la valeur de la nature : possède-t-elle une valeur intrinsèque, indépendante de tout intérêt humain, ou bien sa valeur ne réside-t-elle que dans l’usage ou l’utilité qu’elle représente pour l’humanité ? Il oppose le non-anthropocentrisme, qui reconnaît une valeur propre aux écosystèmes et espèces, à une éthique anthropocentrique, centrée sur l’intérêt humain.
En fait, ce débat dépasse le cadre académique : c’est une réflexion sur le rôle et l’impact concret de l’humanité dans la nature. L’absence de consensus complique la mise en œuvre de politiques efficaces, d’où l’importance de résoudre ce débat pour mieux nous guider. En confrontant ces deux visions éthiques telles qu’on les trouve dans les travaux des philosophes de l’environnement J. Baird Callicott et Bryan Norton, ce texte cherche à clarifier les implications théoriques, mais aussi pratiques de leurs positions respectives. Que l’on privilégie les besoins humains ou la valeur intrinsèque de la nature, notre position influencera l’éthique environnementale et les politiques de durabilité.
Ce texte explorera les implications des approches de Callicott et Norton quant aux actions concrètes (pragmatiques) auxquelles elles peuvent donner lieu. En effet, l’héritage de leur travail réside en partie dans leur capacité à relier éthique théorique et prise de décision pratique pour mieux répondre aux défis environnementaux actuels.
Tout d’abord, Bryan G. Norton, adoptant une position anthropocentrique, défend avant tout les intérêts, la valeur et la protection des humains, mais de façon nuancée. Le point de vue de Norton est une approche très efficace pour comprendre l’essence de ce débat, car, contrairement aux anthropocentrismes plus conventionnels et consuméristes qu’il critique, Norton propose un anthropocentrisme qui se veut compatible avec un engagement vigoureux pour la protection de l’environnement. En fait, Norton (1984) soulève une nouvelle idée, celle d’une division de l’anthropocentrisme en deux versions : une version « forte » et une version « faible ».
Selon Norton, la version forte repose sur des intérêts humains immédiats et subjectifs, menant à une exploitation intensive des ressources naturelles sans considération pour les conséquences à long terme, car la nature est perçue exclusivement comme une ressource instrumentale pour l’humain. Bien que Norton critique cette approche, il soutient que l’anthropocentrisme, s’il est modifié, reste un cadre éthique efficace. En effet, tout en maintenant une vision utilitaire de la nature, il propose un « anthropocentrisme faible » (Norton 1984, 255), plus réfléchi et rationnel, dans lequel les décisions prennent en compte les impacts à long terme, tant pour l’espèce humaine que pour l’environnement.Dans le cadre de cet anthropocentrisme faible, la rationalité est importante et implique de dépasser les intérêts individuels qui se manifestent dans l’immédiat, qu’il appelle « préférences senties », et qui peuvent conduire à l’exploitation des ressources sans considération pour l’avenir. Adopter l’anthropocentrisme faible implique plutôt de se baser sur des « préférences réfléchies », où l’on considère les effets à long terme des actions envisagées sur l’ensemble de la société et les générations futures. Autrement dit, plutôt que de chercher à maximiser les gains individuels immédiats, l’anthropocentrisme faible propose une vision où les décisions éthiques tiennent compte d’abord du bien-être collectif et de la survie à long terme de l’humanité. De plus, Norton souligne qu’il est autrement impossible de satisfaire tous les intérêts individuels humains dans un seul cadre éthique environnemental, car ces intérêts sont souvent divergents et contradictoires. C’est pourquoi l’anthropocentrisme faible privilégie une approche centrée sur le bien-être collectif et la perpétuité de la société humaine (Norton 1984).
Norton propose également l’hypothèse de la convergence, observant que les débats entre anthropocentrisme et non-anthropocentrisme (biocentrisme, écocentrisme) tournent souvent en rond, chaque camp partant de prémisses différentes. Selon lui, ce débat pourrait être contre-productif pour la politique environnementale, car il peut décourager les citoyens par la confusion des arguments non-anthropocentriques qui ne sont pas toujours accessibles ou convaincants pour le grand public. L’hypothèse de convergence de Norton suggère que, malgré des bases théoriques divergentes, les perspectives anthropocentriques et non anthropocentriques aboutissent aux mêmes solutions pratiques. Par exemple, les anthropocentristes souhaitent préserver les forêts pour leurs bienfaits en ce qui concerne la production d’oxygène et la réduction du carbone, tandis que les non-anthropocentristes les protègent pour leur valeur propre (intrinsèque) (Norton 1997).
L’hypothèse de convergence a des conséquences importantes pour le développement des cadres éthiques et la place à accorder aux débats philosophiques. Norton (1995) recommande aux environnementalistes de se concentrer moins sur les débats philosophiques et davantage sur les actions pratiques, car, selon lui, même avec des fondements éthiques différents, les deux points de vue aboutissent souvent aux mêmes conclusions. Peu importe la raison pour laquelle on valorise la nature, les mesures à prendre pour la protéger restent similaires. L’hypothèse de convergence permet ainsi de rallier divers groupes autour de politiques communes et efficaces, favorisant un large soutien de ces politiques. Norton (1995) suggère aussi qu’à travers l’engagement actif des citoyens dans les actions de protection de l’environnement, les valeurs de ceux-ci pourraient évoluer vers une appréciation accrue de la nature, contribuant ainsi à une transformation éthique vers un anthropocentrisme en harmonie avec l’environnement, un anthropocentrisme faible.
En contraste avec Norton, J. Baird Callicott développe une éthique non-anthropocentrique inspirée par Aldo Leopold. Dans ses plus anciens travaux, Callicott (1984) insiste sur la nécessité de développer une théorie éthique environnementale non-anthropocentrique. Il y soutient que seule la reconnaissance de la valeur intrinsèque de la nature peut freiner la dégradation environnementale. Ce qui le rend captivant, c’est entre autres la manière dont sa perspective sur la valeur intrinsèque a évolué au fil du temps, et comment sa flexibilité à remettre en question ses croyances le conduit à des conclusions plus pragmatiques dans ses travaux ultérieurs. Pour comprendre ce changement, il est essentiel de saisir d’abord son approche initiale avant d’explorer les critiques de Norton et son virage vers le pragmatisme.
Pour commencer, Callicott s’est inspiré de l’« éthique de la terre » de Leopold (1949), qui étend la morale humaine au monde naturel. Leopold affirme que l’éthique doit inclure la terre, les plantes, les animaux, les sols et les eaux, et que les humains doivent se considérer comme membres d’une communauté biotique plus large, responsable de l’intégrité de l’écosystème. Callicott (1984) reprend et approfondi cette éthique en défendant l’idée que la nature a une valeur intrinsèque, indépendante des besoins humains, fournissant selon lui une base philosophique plus structurée pour l’éthique environnementale.
Callicott reprend ainsi l’idée de Leopold selon laquelle les humains sont de « simples membres » de la communauté biotique, plutôt que ses maîtres. Cette perspective critique l’anthropocentrisme en prônant que le bien-être de l’écosystème global prime sur les intérêts humains. Pour soutenir cela, Callicott propose d’abord un « holisme moral », où la valeur morale est attribuée à l’ensemble de la communauté biotique (sols, eaux, plantes, animaux), et non aux individus seuls. Il admet cependant que cette approche pourrait justifier d’ignorer les besoins et les droits fondamentaux des individus humains pour préserver les écosystèmes à travers des mesures de conservation, ce qui lui a valu des critiques. Dans un article publié en 1984, Callicott cherche ainsi à réconcilier son holisme avec la prise en compte de la valeur humaine.
Il ancre alors sa pensée dans le sentimentalisme de David Hume (18e siècle), par lequel il croit pouvoir régler ce dilemme. Cette théorie met l’accent sur les émotions et les sentiments, tels que la sympathie et l’empathie, comme éléments essentiels dans nos jugements moraux. Callicott précise que cette perspective sentimentaliste, qui était déjà sous-jacente dans sa pensée, offre un fondement pour étendre notre sens des obligations morales au monde naturel, aux autres espèces et écosystèmes. Il propose que nos émotions envers la nature, comme l’émerveillement, le respect, la crainte, puissent nous amener à reconnaître sa valeur intrinsèque. Par exemple, la beauté d’une forêt ou d’une montagne peut susciter un respect profond, qui nous pousse à valoriser la nature pour elle-même. De plus, Callicott (1984) justifie ce sentimentalisme en le liant à la théorie de l’évolution de Charles Darwin, arguant que les émotions ont évolué pour renforcer les liens sociaux, et que ces facultés émotionnelles et morales nous permettent aussi de percevoir la valeur intrinsèque de la nature, indépendamment de son utilité pour l’être humain.
Bref, le sentimentalisme de Callicott dispose de ressources permettant de résoudre l’impasse entre une éthique purement holiste et les droits individuels humains. En effet, cette approche reconnaît la valeur de la biosphère (ensemble des écosystèmes) et de tout ce qui nous entoure sans minimiser la valeur des êtres humains et de ce que ceux-ci considèrent comme important. Par exemple, la relation particulière que les humains entretiennent avec les animaux domestiques confère à ces derniers une importance émotionnelle distincte, renforcée par des sentiments de compassion et d’attachement. Ainsi, bien que le holisme de Callicott privilégie la santé des écosystèmes, il n’implique pas pour autant de négliger les êtres vivants individuellement, car nos réponses émotionnelles peuvent nous conduire à considérer leur bien-être, même dans le cadre d’une préoccupation éthique plus large.
Au fil du temps, la pensée éthique de Baird Callicott a fait l’objet de discussions, notamment chez des philosophes comme Norton (1992). Ce dernier a initialement interprété la position de Callicott comme soutenant que la nature possédait une valeur intrinsèque indépendante de l’observateur humain, supposant que cette valeur était ancrée dans la réalité naturelle en tant qu’entité morale propre, et que nos sentiments avaient évolué afin de la comprendre. Toutefois, Callicott (1996) clarifie sa pensée et explique que, bien que la nature puisse être perçue comme ayant une valeur intrinsèque, cette valeur n’est pas, selon lui, objective au sens strict du terme. Elle est plutôt liée à la perception humaine et à nos réponses émotionnelles envers le monde naturel. En d’autres termes, pour Callicott, la valeur ne peut exister sans l’évaluateur humain, car elle est façonnée par nos jugements moraux et notre cognition. Elle demeure intrinsèque au sens où elle est attribuée à la nature pour elle-même, sans lien direct avec son utilité, mais elle reste ancrée dans l’expérience humaine et dépend de notre capacité à ressentir et à apprécier la valeur de ce qui nous entoure.
Pour Norton, bien que Callicott reconnaisse la subjectivité de la valeur intrinsèque, il estime que cette approche demeure néanmoins trop idéaliste. Il insiste sur le fait que, puisque l’humain est celui qui attribue la valeur, les besoins humains, les traditions culturelles et les contraintes économiques doivent être prioritaires dans l’élaboration des politiques environnementales. De plus, Norton Norton (1997) soutient que, même si la valeur intrinsèque n’est pas présentée comme totalement indépendante de l’humain, elle peut tout de même imposer des contraintes inutiles à la création de politiques environnementales efficaces. Il critique l’idée selon laquelle la valeur intrinsèque doit être maintenue à tout prix, arguant que cela peut mener à une pensée rigide et absolutiste. Selon lui, cette insistance sur la valeur intrinsèque peut conduire à négliger les besoins humains et le bien-être des communautés à long terme.
Face à cette critique, Callicott a progressivement ouvert son discours à une approche plus pragmatique et pluraliste, intégrant davantage la valeur instrumentale : « Je crois que les deux—la théorie et la pratique—devraient être complémentaires, et non concurrentes » (Callicott 2002, 13, ma traduction). Avec cette perspective, la valeur instrumentale peut jouer un rôle dans les décisions environnementales, en particulier lorsque les avantages concrets pour la société, tels que le développement économique ou le bien-être social, semblent dépasser par défaut les intérêts liés à la valeur intrinsèque. Callicott souligne cependant que la valeur intrinsèque reste le pilier éthique essentiel servant de fondement aux politiques de manière globale. Dans ce cadre, « reconnaître la valeur intrinsèque des êtres humains place la charge de la preuve sur ceux qui voudraient outrepasser cette valeur pour réaliser des objectifs instrumentaux » (Callicott 2002, 14, ma traduction), ce qui signifie que ce sont les exploitants ou développeurs, et non les protecteurs de la nature, qui doivent démontrer que leurs actions sont justifiées et apportent des bénéfices supérieurs aux valeurs intrinsèques en jeu. Il établit d’ailleurs un parallèle intéressant avec la portée pratique du discours sur les droits de l’homme : même en l’absence d’une compréhension approfondie des débats philosophiques que soulève la notion de droits humains, cette notion a façonné les politiques sociales et constitue aujourd’hui une base légale solide pour la protection des individus. De la même manière, la valeur intrinsèque de la nature pourrait influencer efficacement les politiques environnementales et encourager ainsi sa protection pour elle-même, et non seulement pour son utilité (Callicott 2002).
En conclusion, on peut admettre que Norton et Callicott s’accordent fondamentalement sur un point essentiel, à savoir que la valeur est anthropogénique, c’est-à-dire qu’elle provient de l’expérience humaine et de l’esprit humain. Cependant, ils divergent profondément sur le rôle et l’utilité de la valeur intrinsèque, entendue comme valeur non instrumentale, dans l’éthique de l’environnement. Callicott considère la valeur intrinsèque comme un outil précieux pour renforcer l’éthique environnementale, tandis que Norton la perçoit comme un obstacle potentiel. Alors que les deux philosophes défendent des visions contrastées, aucune approche ne nie entièrement l’autre ; elles mettent plutôt en avant des priorités et des stratégies différentes au sein de l’éthique environnementale. Ce débat souligne la nécessité de concilier valeurs éthiques et efficacité pratique, afin que les principes de protection de la nature trouvent un écho concret dans la société et inspirent des politiques environnementales efficaces.