L’art du pourquoi
Meryam Chagouri, Cégep du Vieux-MontréalDate de publication: 2025-07-01
Mots-clés: philosopher
La Crise est devenue, à notre époque, rien de plus qu’une menue brique parmi toutes celles qui construisent notre quotidien. Sociale, écologique, économique ou morale, le rythme effréné auquel elle nous rattrape est tel qu’elle ne provoque plus chez le commun des mortels qu’une sorte de panique latente, une anxiété auto-médicamentée, une indifférence tourmentée. Constamment bombardés des mille et un fléaux qui nous affligent, les uns militent à grands cris et hauts poings, les autres se terrent dans une tiède hébétude. Moi, avec mon tout petit baluchon d’expériences et de connaissances, mon humble cœur de jeune philosophe, je me pose sur une marche et je pense à la question suivante: où nous abriter de cette tempête perpétuelle? Où, dans quoi, trouver refuge pour notre humanité? En définissant un peu ces concepts, et en mettant de côté la multitude de crises ponctuelles pour me pencher plutôt sur la Crise du genre humain, je m’essaie à lancer une bouée dont on aurait cruellement besoin aujourd’hui, qui pourrait peut-être aider à redresser la proue de notre espèce. Cette bouée, je l’imagine dans l’intemporelle Vertu comme ligne d’arrivée, et dans la pensée méditante – ou l’Art du pourquoi – comme véhicule.
Advenant un avenir où l’espèce humaine ne s’est pas éradiquée par son propre fait, et où la Terre continue d’abriter des homo sapiens, peut-on garantir l’existence d’une Humanité au sens propre? Dans quoi celle-ci réside-t-elle? Quand on parle de refuge pour l’humanité, il faut identifier ce qui la menace, mais, surtout, ce que nous souhaitons conserver. Pour moi, ce qui constitue le nec plus ultra de notre espèce, c’est cette curiosité à la fois observatrice et métacognitive ayant mené au miracle de la philosophie. En une sorte de ruban de Möbius, l’humain est en effet la seule créature à pouvoir échapper à sa propre nature, à pouvoir idéaliser le soi pour concrétiser l’immatériel – et c’est là, je pense, ce que nous nous devons de célébrer, sacraliser, protéger. Dans son œuvre La République (1987), Platon imagine un monde intelligible divin où résideraient les Idées de Beau, de Bon et de Vrai; sans aller jusque-là, je crois néanmoins que c’est cette capacité de théoriser l’Idéal qui permet à l’humain de vaincre ses réflexes « animaux » et d’animer son essence « suprême » pour créer le Bien. Cet Idéal, universel, correspondrait à la représentation de la Vertu, élément fondamental de notre humanité. Dans le Ménon de Platon (1923), celle-ci n’est pas définie, mais Socrate pose les balises qui nous permettent de saisir son essence. La Vertu, en bref, découlerait d’une Sagesse (sophia) qui engloberait les valeurs de justice, de tempérance, de courage et de piété. Il est indéniable, pour moi, que ces germes de vertu existent en chacun d’entre nous. C’est cette présence diffuse qui expliquerait notre « boussole morale », phénomène qu’on peut notamment observer dans les différents malaises que l’humain peut connaitre – dissonance cognitive, inconfort face aux dilemmes éthiques, « malaise de la modernité » (Taylor 1991). Socrate considère cette vertu intrinsèque comme la manifestation de l’âme divine en chacun, mais les théories pour l’expliquer sont multiples (logos, religion, « Surmoi » de Freud, spiritualité, etc). Toutefois, sa présence embryonnaire ne suffit pas : la Vertu doit être développée, la Sagesse travaillée. Par ses célèbres discussions aporétiques, Socrate établit la réflexion comme point de départ pour ainsi réconcilier le Soi à sa Vertu. Cette réflexion, pour être fructueuse, se doit d’être désintéressée, autosuffisante, et distincte des considérations pragmatiques sur le confort ou les plaisirs. Cette distinction socratique entre le bon calculé et le Bien médité, Heidegger la précisera et la définira dans sa thèse de la pensée calculante et de la pensée méditante.
Lors de sa conférence Gelassenheit (Sérénité), en 1955, Heidegger définit ainsi les deux types de raison, calculante et méditante: la première, qui « ne s’arrête jamais et ne rentre pas en elle-même » – c’est-à-dire, qui ne peut s’auto-analyser, puisque la recherche de sens n’est pas son objectif – est mise en opposition avec la seconde, qui correspond plutôt à la pensée abstraite à laquelle s’adonne le philosophe, pensée « lente et patiente » qui « flotte au-dessus de la réalité » et qui nous permet de trouver moralité, semblant de sens et principes dans cette vie qui ne nous fournit pas les réponses. Même si la pensée calculante est la plus privilégiée dans notre société actuelle – puisque c’est d’elle qu’origine le progrès technique et capitaliste – c’est la raison méditante qui préserve les qualités essentielles de l’humain mentionnées plus tôt. C’est elle qui stimule notre art universel du « pourquoi »; c’est elle qui nous sépare des poissons, des bonobos, des écureuils, qui ont tous leur « proto-pensée » calculante dans leurs procédés évolutifs de survie – mais qui n’ont encore jamais théorisé d’Idéal. Donc, c’est dans cette pensée méditante, cette contemplation de notre « être-là » (Dasein1), cet exercice du pourquoi, que se trouve le refuge pour l’Humanité : c’est la pensée méditante qui nous raccroche à notre identité fondamentale, qui nous rapproche de la Vertu.
On pourrait donc argumenter que c’est le déclin de la raison méditante qui cause la Crise de toutes les crises, celle derrière tous les déboires de l’anthropocène. Comme il a été brièvement expliqué plus tôt, il n’y a pas d’Humanité sans Idéal. Or, dans un rapport de causalité inverse, ne pourrait-on pas dire que c’est cette perte d’Idéal qui a mené à l’agonie de la pensée méditante? Prenons pour ce point une approche hégélienne comme celle utilisée, par exemple, par Fukuyama dans sa fameuse Fin de l’Histoire (1993). Dans les deux derniers millénaires, les principaux moteurs de changement fondamental pour la société furent le christianisme et la démocratie libérale. Dieu et « Liberté, Égalité, Fraternité » étaient les guides, les refuges à rechercher. Cependant, pour reprendre classiquement Nietzsche, nous avons tué Dieu, et pour paraphraser Fukuyama, la démocratie a gagné, du moins en théorie, dans la plupart des « pays développés » du monde. Pour le citoyen désormais laïc et armé de tous les droits – avec le plus souvent bien peu de responsabilités – quel Idéal reste-t-il à poursuivre? La pensée méditante est peut-être nécessaire à l’accomplissement de la Vertu, mais sans Idéal pour l’inspirer, la pensée calculante prend naturellement le dessus et le sujet pensant se transforme en consommateur inepte, en pion primitif. Ainsi, beaucoup de nos sociétés ont atteint un niveau de confort qui permet au citoyen lambda d’être exonéré de toute nécessité d’exercer un tant soit peu sa pensée méditante, qui après tout « exige parfois un grand effort et requiert toujours un long entraînement » (Heidegger 1955). La créature sacrée aux yeux des humanistes se transforme donc en une sorte de sangsue béate aux yeux vides, qui suce les ressources environnantes pour se garder repue d’oisiveté vaine et de confort surconsommatoire. Une telle épave d’humanité ne peut plus enfanter l’Idéal qui croît dans la pensée, elle ne peut plus entretenir la démocratie telle que rêvée par les penseurs des Lumières. Son Humanité est perdue et elle entre dans un cycle de destruction, tant d’elle-même que de la vie qui l’entoure. Il est donc impératif de redonner ses lettres de noblesse à la pensée méditante, qui est interreliée à l’Idéal, parce que son déclin a des conséquence directe sur l’état de notre société.
Nous avons donc établi, en reprenant la pensée de Heidegger, que la cruelle absence d’une pensée méditante de nos jours place presque notre Humanité en danger d’extinction. Cependant, on ne peut pas ainsi adopter l’angle des pensées calculante et méditante sans évoquer le nazisme de Heidegger dans les années 1930 et son antisémitisme assumé 2. Même s’il qualifiera plus tard son nazisme de courte « bêtise », en utilisant justement ses nouveaux concepts de pensées calculante/méditante pour se justifier, l’incohérence et l’ambiguïté systématique de ses propos permettent d’en douter (Kellerer 2016). Par ailleurs, Hannah Arendt (1951, 1958), une de ses grandes admiratrices, introduira dans son œuvre sur le totalitarisme certains concepts heideggériens, et c’est ce paradigme du monde moderne – où la modernité aurait déifié la technique et où la pensée méditante aurait progressivement été remplacée par la pensée calculante – qui mettra la table à ses propos bien connus sur le procès d’Eichmann. Voilà donc ce qui peut être argumenté : la glorification de la pensée méditante ne mène pas nécessairement au Bien sur terre, puisque l’existence de son pendant calculant et sa domination dans nos institutions peut servir d’une sorte de prétexte, de déresponsabilisation de chacun. C’est ainsi que Heidegger tentera de se dédouaner par rapport à son engagement politique, sans jamais revenir complètement sur son antisémitisme fondamental ou sur la façon de renverser le rapport calculant/méditant pour sauver le monde des maux de la modernité.
Il est donc évident que pour une sauvegarde de l’Humanité, il importe d’instaurer une sorte de responsabilité : la pensée méditante est incomplète sans une forme de Vertu éthique et responsable, tournée vers Autrui. Reprenons à ce sujet la pensée de Levinas – qui lui-même évoquait dans ses travaux celle de Heidegger. Comme mentionné plus tôt, l’Idéal est paradoxal du fait qu’il réside à la fois en notre conscience et dans l’Infini, l’inaccessible. Nous pouvons le conceptualiser, mais il demeure plus grand que nous, hors de portée, extérieur au Soi. Le Visage de l’autre, concept emblématique de Levinas, est le symbole ultime de cet Infini. L’auteur de L’Humanisme de l’autre homme décrit ce Visage comme la manifestation essentielle de l’irréductibilité de cette altérité, comme recelant la trace de l’existence d’un « passé immémorial » (Salmon 2012), d’un monde qui dépasse l’entendement du soi, d’une vertu pareille à la nôtre mais vertigineuse de distance malgré sa proximité. Ce visage ordonne par son existence même une éthique fondamentale dans notre rapport à lui. Il impose d’étendre notre Vertu au-delà du soi individuel et d’inclure la communauté dans nos réflexions méditantes. Il apparait alors évident que la responsabilité de tout un chacun ne se retrouve pas dans les lois ou le système juridique (Prairat 2012), mais bien dans la rencontre perpétuelle avec l’Autre, dans la jonction de la Vertu intrinsèque avec son infinité hors de nous. C’est cette responsabilité qui permet de réellement inscrire la pensée méditante dans le bien commun et de prévenir les écarts comme celui de Heidegger dans son antisémitisme.
Pour conclure, même si elle doit trouver sa responsabilité morale à travers le contact avec l’Autre, il est indéniable que la réflexion méditante est une étape essentielle à la trouvaille de la Vertu socratique, et que c’est la notion d’Idéal qui constitue le paramètre humain nous permettant de rêver à un monde meilleur et plus vertueux. Je crois sincèrement que la Crise de la modernité et les tendances qui en découlent peuvent être renversées, si l’on insuffle la recherche de la vertu et l’Art du pourquoi à la flamme de notre Humanité. En se libérant de l’anesthésie de la pensée calculante, on peut mieux percevoir le Visage de l’autre, sans artifice, en être bouleversé, et exercer notre vertu humaine. Soljenitsyne parle en 1978 de la nécessité d’un « embrasement spirituel » à l’ère moderne pour renverser l’ineptie des lois et du système juridique actuel; il nous incombe à nous, à moi et à vous qui lisez ce texte, de réévaluer l’importance qu’on accorde à la Vertu et d’exercer un peu chaque jour cette pensée méditante qui nous permet de rejoindre Autrui, de tisser un maillon pour créer un filet social, et de rattraper l’Humanité quand les ailes de cire du progrès l’auront inévitablement lâchée3.
Le Dasein correspond à cette façon d’être, cet étant conscient qui s’interprète lui-même, propre à l’être humain (Heidegger 1927).↩︎
Dans ses carnets privés rédigés de 1931 à 1975, publiés à partir de 2014 sous le nom des Cahiers Noirs, il désigne notamment le peuple juif comme un groupe de « sujets calculants » et célèbre les politiques nazies qui auraient mené à « l’autodestruction » des Juifs (Faye 2017).↩︎
Voir Soljenitsyne (1978). [NDLR]↩︎