No. 03 — Hors-thème

Praxis et éducation critique

Félix Eberth, Collège Bois-de-Boulogne

Date de publication: 2025-07-01

Mots-clés: philosopher

Télécharger en PDF

« Nous sommes nombreuses, nous sommes nombreux : nous sommes tant et tant à penser et éprouver que ce système a fait son temps. Mais nos voix sont dispersées, nos appels cloisonnés, nos pratiques émiettées (« Se fédérer » 2020). » C’est ainsi que s’amorce une tribune signée par une centaine de personnes issues de milieux divers (universitaire, ouvrier, scientifique, pastoral, militant et autres) qui, face à l’urgence climatique et aux inégalités socioéconomiques, nous invite à travailler ensemble pour transformer le monde afin de le rendre plus juste et plus durable. Bien que ce texte propose peu de solutions pratiques, il nous incite à réfléchir aux manières de faire concrètement de la Terre un refuge pour l’humanité et à chercher comment aménager un espace public et un système où, tout en préservant la planète, chacun·e pourrait trouver sa place, être reconnu·e et disposer d’une marge d’autonomie satisfaisante. Pour ce faire, la réflexion concrète et l’action transformatrice, via une éducation critique, populaire et pratique, pourraient-elles permettre de lutter contre la déshumanisation de certains groupes sociaux ? Ne pourraient-elles pas susciter l’émergence de pratiques et de manières d’être au monde plus saines et plus humaines, favorisant ainsi la mise en pratique d’une nouvelle conception de la justice plus inclusive ?

Qu’est-ce que la justice ?

Selon Nancy Fraser, la justice sociale comporte deux dimensions essentielles : la redistribution et la reconnaissance (Fraser 2011, 14). La redistribution concerne les injustices socioéconomiques et l’accès aux ressources, tandis que la reconnaissance touche les discriminations culturelles et identitaires (Fraser 2011, 45). Cela suggère que la justice ne doit pas se limiter au domaine de la distribution objective, mais plutôt, comme le propose Iris Marion Young, réagir à toute situation concrète et locale d’injustice, c’est-à-dire d’oppression ou de domination (Young 1990, 37). Cette approche permet de sonder l’aptitude réelle des individus à choisir pour eux-mêmes, à partir de leurs libertés substantielles et pas uniquement formelles (Nussbaum 2012). Ancrée dans les réalités présentes, cette conception évite de sombrer dans un idéalisme stérile ; la théorie devient ainsi indissociable de la pratique.

Celle-ci permet également de rendre compte de l’aspect intersectionnel des injustices (entre le genre, la race et la classe sociale, par exemple (Davis 2020, 12)) ainsi que du croisement qu’il peut y avoir entre la répartition des ressources et la reconnaissance. Pour répondre à ces exigences, il faudrait mener une lutte incessante contre les inégalités économiques, représentationnelles et symboliques basée sur la praxis, soit « la réflexion et l’action des êtres humains sur le monde pour le transformer (Freire 2021, 31) ». Mais est-ce réellement possible ? Le matérialisme historique développé par Marx et Engels suppose que l’être humain est conditionné par les conjonctures économiques, sociales et politiques dans lesquelles il se trouve immergé. Ils soutenaient cependant qu’en dépit de cela, il n’est pas entièrement déterminé et que « ce sont, au contraire, les hommes qui font leur histoire eux-mêmes (Engels, cité dans Sartre 1960, 30) », c’est-à-dire que par la praxis, iels peuvent changer le cours des choses.

Comment faire ?

Afin de promouvoir l’usage de cette praxis pour contrer les injustices et la crise climatique, l’éducation critique de tous les individus pourrait être efficace. L’éducation et le dialogue collectif ne sont-ils pas, en effet, les moyens privilégiés pour effectuer des changements durables et ainsi faire de notre monde un refuge pour l’humanité ? À cet égard, les méthodes développées par le pédagogue brésilien Paulo Freire sont éclairantes. Son projet éducatif vise à redonner de la dignité et de l’autonomie à celles et ceux qui se voient systématiquement déshumanisé·es dans le monde actuel. Pour lui, il s’agit de permettre aux opprimé·es (économiquement, culturellement, socialement, symboliquement ou politiquement) d’échanger avec d’autres dans la même situation afin de leur offrir un espace où iels seront traité·es humainement, sur un pied d’égalité et considéré·es comme des êtres à part entière, capables de réfléchir et d’agir de manière autonome.

Ces échanges critiques pourraient contribuer non seulement à leur prise de conscience du caractère structurel de leur situation, mais aussi à les aider à se défaire du fatalisme et de l’autodénigrement que leur ont introjectés les dominant·es (Freire 2021, 54). Il faut en outre étendre cette éducation à tous les milieux, en tentant de sensibiliser tous les individus, dominants inclus, aux injustices systémiques et aux causes sociales et environnementales. C’est ainsi que l’éducation et la conscientisation pourront devenir une « pratique de la liberté (hooks 2019, 135) » permettant aux opprimé·es de saisir le caractère systémique de leur oppression et de se munir d’outils pour devenir les agents de leur propre histoire et de l’histoire de l’humanité, tout en sensibilisant l’ensemble de la population, au sein d’un dialogue ouvert et continu sur les enjeux que sont l’environnement, la pauvreté, le racisme, le sexisme, l’hétérosexisme et la domination culturelle. Tout cela dans le but de transformer une culture qui justifie encore des formes d’oppression et de violence. Dans cette démarche, la praxis doit toujours être le pendant de la pensée. Comme le rappelle Sartre, il n’y a pas de connaissance qui soit dégagée de la praxis : « la connaissance n’est pas connaissance des idées, mais connaissance pratique des choses (Sartre 1960, 31) ». Il faut ainsi enseigner des stratégies de mobilisation, de contestation et de résistance, en plus du contenu théorique qui contribue à la compréhension. Mais ce faisant, il ne faut pas former des soldat·es dépourvu·es d’individualité, mais des êtres humains capables d’analyser la situation dans laquelle ils se trouvent et de recourir à des méthodes d’actions concrètes tout en jouissant d’une autonomie et d’un pouvoir plus importants.

Mais pouvons-nous garantir que cette pédagogie ne se muera pas en endoctrinement, comme certains le prétendent ? Des critiques « antiwokes » ou « néolibéraux·ales » pourraient détecter dans ce projet une forme de « totalitarisme » débouchant sur une culture de la censure ou de la simple propagande. On pourrait, en effet, suggérer qu’éveiller les individus aux causes sociales et environnementales revient à transmettre des valeurs ou des croyances qui sont loin de faire consensus, contrevenant ainsi au devoir de neutralité qui loge au cœur de l’idéal éducatif libéral. Or le but est, au contraire, de faire circuler le pouvoir dans toutes les strates de la population, de permettre à chacun·e de reconquérir une autonomie et la possibilité de s’exprimer. Pour Freire, le but de l’éducation n’est pas de donner des solutions une fois pour toutes, mais bien d’aider les individus à « s’insérer de façon critique (Freire 2021, 60) » dans leur milieu, à développer leurs facultés, à accroître leurs possibilités et à recouvrer leur humanité bafouée en utilisant la réflexion et la praxis. Les pratiques enseignées ne doivent d’ailleurs jamais se cristalliser : les manières de faire, les institutions et les stratégies qui porteront ce projet pédagogique doivent toujours rester à l’affût des injustices et des rapports de force qui pourraient s’y glisser par inadvertance. Le problème, actuellement, c’est que « certains groupes et individus se voient refuser la possibilité de participer à l’interaction sociale sur un pied d’égalité avec les autres (Fraser 2011, 50) », que « la subalterne, comme Spivak l’affirme, ne peut pas parler (Spivak 2020, 126) », car on la prive de cet espace. Dans d’autres cas, certains groupes ou individus n’ont pas la possibilité de recevoir une éducation, une alimentation et des soins de santé décents, ce qui les empêche de participer équitablement à la vie sociale et politique.

À cet égard, les conceptions néolibérales échouent à établir une véritable liberté, car en prônant un désinvestissement de l’État dans la sphère économique et sociale, elles fragilisent la démocratie en laissant libre cours aux inégalités qui favorisent la domination des un·es sur les autres. Or, en accord avec un certain libéralisme politique, nous n’acceptons pas qu’une conception du bien soit imposée de force par un pouvoir politique (Rawls 2009, 363) qui se cache peut-être derrière une éducation « neutre » qui tend à éluder les questions sociales et environnementales ; en fait, loin de vouloir censurer qui que ce soit, nous cherchons à démocratiser la liberté d’expression en favorisant la diversité et le nombre de voix. Un État plus engagé dans la redistribution et la reconnaissance doit-il nécessairement imposer une conception du bien ? Ne peut-il pas assurer une équité des chances qui renforcerait l’autonomie de toustes ? Ayant plus tôt défini la justice comme la reconnaissance des sujets et la redistribution des biens, comme circulation équitable du pouvoir et de la liberté et réduction continue de toutes les formes d’oppression, notre projet éducatif doit être orienté, dans sa forme et sa pratique vers ce but. C’est donc aussi une lutte acharnée contre l’aliénation, la censure, l’invisibilisation et l’exclusion qui passe par un échange fécond et critique avec toustes dans une approche pédagogique inclusive et non sectaire. Cela permettra le développement de la pensée critique de chacun·e et favorisera l’émergence de solutions et de comportements promouvant la solidarité, la justice sociale et la protection de l’environnement, ce qui nous rapprochera d’un refuge commun, sans pour autant endoctriner les individus.

Par ailleurs, l’histoire récente du capitalisme donne raison à Marx en montrant que les propriétaires des moyens de production contrôlent l’idéologie dominante (médias, politique et religion) et que celle-ci contamine les dominé·es (Engels et Marx 2012, 241). Le but est donc d’aider les opprimé·es à développer une représentation du monde qui leur soit propre et non le reflet de l’idéologie dominante. Ce travail exige donc une forme d’éducation dialogique visant à démasquer certains mythes et à encourager une réflexion critique et autonome. Nous devons ainsi, pour réellement façonner un monde plus juste, conjuguer résistance culturelle (idéologique) et résistance pratique (matérielle). Nous devons émanciper les consciences au moyen d’échanges critiques et agir aussi concrètement que lucidement de manière à modifier les rapports de production, de force ou de domination oppressifs comme l’exploitation capitaliste, le racisme systémique et le patriarcat. Ainsi, nous ne devons pas simplement conscientiser et changer la culture, mais traiter chaque individu comme une fin et l’outiller pour lui permettre de modifier le cours des choses. Certains organismes et écoles ont déjà emboîté le pas, et nous offrent des illustrations concrètes de ces principes. Par exemple, Nussbaum, mentionne la Self-Employed Women’s Association, en Inde, qui s’interroge sur « la capacité des femmes à contrôler et à planifier leur propre vie ». Les méthodes appliquées reposent sur les principes précédemment décrits :

Cet organisme apprend aux femmes qu’elles ne sont pas simplement passives, qu’elles ne sont pas des objets, des esclaves ou des pions qui peuvent être poussés par les autres : il leur rappelle qu’elles peuvent faire des choix, organiser leur avenir. C’est une idée nouvelle et extrêmement motivante pour des femmes élevées dans l’idée qu’elles sont dépourvues d’autonomie (Nussbaum 2012, 21‑22).

Cette augmentation de la puissance d’agir, dans une forme d’autonomisation, constitue un cercle vertueux permettant de cultiver l’espoir tout en encourageant les engagements pratiques (École d’innovation sociale Élizabeth-Bruyère et al. 2020, 69). Que ce soit par de la sensibilisation ou de la mobilisation, par le partage de notions d’économie solidaire et durable, de démocratie, d’autogestion, ou de théories critiques, nous pouvons catalyser le changement et ouvrir des espaces pour voir émerger des innovations sociales, de la coopération, des lieux sécuritaires d’échange, de réflexion et de discussion. Ainsi pourrons-nous réduire les injustices en plus de lutter contre la déshumanisation systématique de certains groupes sociaux, tout en créant progressivement de plus en plus de refuges véritablement humains.

Bibliographie

Davis, Angela. 2020. Femmes, race et classe. Traduit par Dominique Taffin. Paris : Éditions Des Femmes — Antoinette Fouque.
École d’innovation sociale Élizabeth-Bruyère, Julie Châteauvert, Philippe Dufort, Jonathan Durand Folco, Anahi Morales Hudon, Jamel Stambouli, Simon Tremblay-Pepin, et Amanda Wilson. 2020. « Manuel pour changer le monde, Tiohtià:ke/Montréal ». Lux Éditeur, 168.
Engels, Friedrich, et Karl Marx. 2012. L’idéologie allemande. Paris : Éditions Sociales.
Fraser, Nancy. 2011. Qu’est-ce que la justice sociale ? : Reconnaissance et redistribution. Traduit par Estelle Ferrarese. Paris : Éditions La Découverte.
Freire, Paulo. 2021. La pédagogie des opprimées. Tiohtià:ke/Montréal : Éditions de la rue Dorion.
hooks, bell. 2019. Apprendre à transgresser : l’éducation comme pratique de la liberté. Traduit par Margaux Portron. Nouvelles questions féministes. Tiohtià:ke/Montréal : M Éditeur.
Nussbaum, Martha C. 2012. Capabilités : Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? Éditions Climats.
Rawls, John. 2009. Théorie de la justice. Traduit par Catherine Audard. Paris : Éditions Points.
Sartre, Jean-Paul. 1960. Critique de la raison dialectique. Paris : Gallimard.
« Se fédérer ». 2020. Médiapart.
Spivak, Gayatri Chakravorty. 2020. Les subalternes peuvent-elles parler ? Traduit par Jean Vidal. Paris : Éditions Amsterdam.
Young, Iris Marion. 1990. Justice and the Politics of Difference. Princeton : Princeton University Press.