No. 03 — Philosophie et environnement

Lévinas et l’éthique environnementale: un autrement de la responsabilité

Gabrielle Lapointe, Université de Montréal

Date de publication: 2025-07-01

Résumé

L’œuvre de Lévinas et l’éthique environnementale entretiennent tous deux le souci du monde extérieur au sujet, se traduisant par la responsabilité de l’existant. Cet article cherche à lier l’éthique lévinassienne à une redéfinition contemporaine du rapport aux animaux et à la nature, tout en considérant les réserves anthropocentristes de Lévinas. Être interpellé par la souffrance des entités vivantes non-humaines, une altérité bien plus large que l’Autre de son œuvre, peut concorder avec la responsabilité originelle qu’il préconise, mais à condition de redéfinir le Visage. Disposer de l’éthique de Lévinas comme outil pour le dépasser engage ainsi l’existant envers tout ce qui est susceptible de souffrir – un engagement plantant les graines d’une praxis environnementale.

Mots-clés: érudite, Lévinas, éthique, environnement, responsabilité, visage

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Le visage n’est pas qu’un concept philosophique pour Lévinas; il constitue une véritable expérience affective. Le visage n’est pas la surface – la meilleure façon de voir le visage étant de ne pas remarquer la couleur des yeux –, il s’expérimente plutôt comme un accès à la sensibilité qu’il recouvre. Bien que la philosophie lévinassienne soit anthropocentrée, il n’en demeure pas moins que nous pouvons établir des lectures croisées avec différents courants de pensée et interpréter dans un sens nouveau ses thèses, utilisant en quelque sorte ses outils pour le repenser lui-même. En ce sens, nous pouvons attribuer un visage à l’animal dès lors que nous reconnaissons sa dimension souffrante. Bien que sa manifestation diffère de la nôtre, nous sommes appelés, dérangés par l’animal quand nous le voyons dans des circonstances où il souffre – notre sentiment d’horreur face à des vidéos d’abattoirs n’est-il pas de même nature que notre sentiment face à la violence interhumaine ? Et surtout, celui-ci ne nous renvoie-t-il pas à une forme de moins en moins égoïste de compassion ? Pourrait-on, en poussant la logique, élargir le visage à l’environnement au complet ? Un écosystème déséquilibré, risquant de dépérir, peut-il attiser en nous cette compassion troublante ? Intuitivement, il est possible de répondre par l’affirmative . Mais nous nous pencherons également sur les réserves qu’il convient de garder quant à une lecture trop généreuse des textes de Lévinas.

1 Au-delà de l’anthropocentrisme

1.1 Le visage animal

Lévinas a admis que les chiens avaient peut-être un visage dans « Nom d’un chien » – il relate son expérience dans un camp de travail avec Bobby, mais s’arrête dans sa lancée en précisant que les serpents, eux, ne peuvent pas être détenteurs d’un visage (Lévinas 1975). Il ne procède donc pas à une exclusion totale des animaux comme sujets moraux; il s’agirait plutôt d’une question de degré, l’animal possédant plus ou moins intensément un visage « pur » comme celui de l’humain (Atterton 2012). Considérant cette gradation de la valeur morale, il serait parfois justifié selon Lévinas de faire souffrir un animal si cette action prévient la souffrance humaine (Atterton 2012). Nous voyons donc qu’une toute autre logique que celle de la responsabilité se dessine au niveau animal, plus proche de celle de Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, où l’animal n’est pas réduit à un néant éthique, mais s’avère néanmoins toujours tributaire de l’humain, qui est pour sa part une « fin en soi » (Kant 1785). Ce dernier déconseille de s’en prendre aux animaux – tel un test précédant notre réelle vie morale –, mais il n’hésite pas à affirmer que l’humain est le seul qui doit être valorisé comme un absolu. Il s’agit donc pour ces deux penseurs de maximiser notre devoir éthique interhumain en affirmant sa prédominance. Cette priorisation assumée pose un obstacle important au déploiement de nouvelles interprétations éthiques non-anthropocentriques.

Néanmoins, Lévinas n’attribue pas au visage des caractéristiques systématiques; c’est à nous de l’expérimenter à travers une expérience distincte de celle de l’intellectualisation (Wright, Hughes, et Ainley 1988). Celui-ci spécifie que le visage est un appel à la solidarité issu de la misère, qui vient nous assaillir quand la vulnérabilité de l’Autre, sa nudité, s’impose à nous (Lévinas 1961). Plusieurs tentatives d’extension au non-humain sont possibles quand nous définissons le visage comme l’accès à un être souffrant susceptible de mourir. La réalité que nous partageons avec tous les êtres vivants nous distingue de la matière inanimée : toute vie lutte contre l’inanimation, et possède une façon originale de travailler pour maintenir son être, vulnérable contre la mort et la souffrance (Larios 2018).

L’expression de la souffrance de l’animal serait la preuve qu’il possède un visage et que nous pouvons le considérer comme un sujet moral possédant un Bien propre, dans les mots de Charles Taylor. N’est -ce pas la voie que Lévinas sembla emprunter lorsque celui-ci s’exprima à propos du visage du chien, qui serait « le dernier kantien en Allemagne nazie (Lévinas 1975) » ? La transcendance de son amitié envers l’humain, solidarité ne procédant pas par le logos, serait la preuve de sa capacité à être autrement (Lévinas 1975).

Derrida identifie deux problèmes à l’ouverture de Lévinas quant à l’agentivité de Bobby. (1) Celui-ci aurait une vision limitée du chien, qui admettrait passivement l’existence humaine sans y être réellement reconnu en tant qu’agent (Hantel 2013). (2) Il lui reproche aussi d’accorder au chien des capacités qui ne seraient pas issues du processus d’universalisation d’une maxime, mais plutôt d’une impulsion naturelle. Nous voyons que cet effort de dépassement de l’anthropocentrisme est donc limité et qu’il nous faudrait passer par d’autres chemins que le sien pour qu’une reconfiguration de notre perception de l’animal nous incite à nous responsabiliser à son égard.

En repensant les animaux comme une autre façon de transcender l’être, nous pouvons cesser de leur attribuer des insuffisances en fonction du modèle humain. Selon Kant, l’humain s’appréhende « tantôt comme un être animal voué à suivre ses penchants égoïstes, tantôt comme un être rationnel capable d’obéir à un commandement moral universel (Poizat 2006) ». Or, plutôt que de reproduire encore une fois cette dualité égoïsme/animalité et éthique/rationalité, Lévinas a inversé la logique en proposant les associations égoïsme/rationalité et éthique/sensibilité. Il semble donc plus difficile que dans la logique kantienne d’exclure les animaux, plus sensibles que rationnels, de la communauté éthique que nous devons accueillir.

Cette sensibilité nous apparaît d’emblée dès lors que nous faisons l’expérience d’une individualité animale. Taylor parle de l’organisme vivant comme toujours irremplaçable, unique. En cela, l’infini est partout et nous ne pouvons amalgamer l’entièreté des animaux sous le signe d’entités machinales réagissant par impulsions, de manière égoïste et prédictible. Lévinas lui-même parlait de ce lien avec l’infini comme étant susceptible de se trouver dans l’être mortel en général (Lévinas 1992). Nous pouvons ainsi nous accorder avec les conclusions de Christian Diehm sur la question : l’expérience éthique du visage n’est pas exclusive aux relations interhumaines (Diehm 2012).

1.2 La nature comme altérité

Nous pouvons nous demander si cette extension éthique peut être valable pour le monde naturel, étant donné que certaines entités ne peuvent être expérimentées, ce qui irait contre la phénoménologie du visage. De prime abord, il ne semble pas y avoir de valorisation intrinsèque de la nature pour Lévinas : elle est employée par opposition à l’éthique proprement humaine. La nature serait investie de dynamiques de domination, anonymes et violentes (Nelson 2012), ou encore de l’être indifférent, à la matière (Lévinas 1985). Ce sont les forces impersonnelles et anonymes de la nature contre laquelle l’humanité résiste; dépasser l’être, aller « au-delà de l’essence » suppose que l’on institue une distinction nette entre cette nature et l’humain, possédant une capacité à se subjectiver. Accueillir la souffrance des écosystèmes, si cela est possible, dépend de la façon dont nous définissons ce qui nous appelle. Si l’on est appelés par ce qui risque de dépérir, nous pourrions considérer que la nature est un sujet moral – par exemple, quand nous pensons aux drames des feux de forêt et à toute la vie qui écope des conséquences désastreuses de cette dégradation. Rappelons-nous pour ce faire du travail du saint : celui-ci est plus dévoué à l’être de l’Autre qu’à son bien propre (Wright, Hughes, et Ainley 1988). Le « me voici » pourrait donc potentiellement être adressé à l’appel de l’environnement, qui nous tient lui aussi en otage.

L’un des arguments soulevés afin d’inclure la nature dans la communauté éthique est celui de l’asymétrie lévinassienne : la responsabilité pour autrui n’attend rien en retour, elle est messianique, gratuite, et ne sélectionne surtout pas les sujets moraux en fonction de leur capacité à nous traiter pareillement. Or, le concept de sujet moral excède la vie impersonnelle que nous associons souvent à la nature: « In such impersonal life, life consumes itself, as all life is food for life, and all life is the same (Wright, Hughes, et Ainley 1988) ». Nous serions donc forcés de fracturer l’éthique de Lévinas si nous voulions l’étendre à la nature. La difficulté de concilier sa proto-éthique avec les écosystèmes vient de sa volonté de dépassement par l’étant de cette nature, associée à l’être. L’expérience de l’Autre marque fondamentalement cette séparation avec l’être, semblable à lui-même, ouvrant l’infini qui lui est antérieur (Lévinas 1961).

S’il semblait possible d’être happés par le visage d’un être vivant, nous ne pouvons pas concilier l’éthique de Lévinas avec les propositions du deep ecology movement. Ce mouvement propose que nous procédions à la valorisation intrinsèque de certaines entités abstraites telles que les rivières, les paysages ou les écosystèmes (Diehm 2012). Il nous serait impossible de faire une expérience suffisante de telles entités, puisque nous n’en percevons que des bribes éclatées sous de multiples formes; la signification éthique de leur identité s’y perd. Cette conceptualisation, rendant l’expérience de l’Autre impossible, est similaire à la proposition d’Arne Naess lorsqu’il affirme que nous ne pouvons pas nous sentir solidaires d’une espèce, au contraire des individus qui la composent (Naess 2002).

Si elle n’est pas attribuable à une individualité dont je peux faire l’expérience, la nature peut tout de même être comprise comme milieu où l’infinité peut prendre lieu. Il s’agit en quelque sorte du corps dans lequel peut se former la responsabilité. Ainsi, si nous dépendons d’un milieu pour pouvoir mener une vie éthique, il semble logique de défendre sa préservation. Bien que cette valorisation soit de nature différente de celle attribuée à l’humain, elle demeure essentielle à ses expériences.

Cette capacité à surmonter l’allergie à la nature, contre la totalité de l’identité, entraînerait des conséquences souhaitables face à la marchandisation de l’environnement, responsable de nombreuses injustices sociales et de destructions massives (Naess 2002). Il s’agit d’une forme concrète que peut prendre une culture de la responsabilité élargie.

2 Une praxis éthique

N’avons-nous pas le devoir, embrassant l’appel du visage, d’incarner cette éthique à travers un agir ? Le « principe responsabilité » élaboré par Hans Jonas peut nous aider à réconcilier l’éthique environnementale avec une philosophie aussi subjective et apolitique que celle de Lévinas. Il s’agit d’adopter une posture humaniste à l’égard de la crise environnementale, en feignant une valorisation intrinsèque de la nature, afin de remplir notre devoir envers nos voisins et les générations futures. Ce calcul utilitariste instrumentalise certes la nature, mais au nom de la responsabilité envers l’Autre. Diehm remarque cependant qu’une éthique environnementale ne peut se définir comme telle si elle est instrumentale : « an environmental ethic must be an ethic of the environment, not solely an ethic for the use of the environment (Diehm 2012) ». Nous pouvons alors redéfinir cette éthique avec d’autres termes : il ne s’agit pas de créer une éthique environnementale lévinassienne, mais plutôt de proposer une responsabilité environnementale inspirée de sa découverte de l’altérité.

Un autre argument en faveur d’une responsabilisation politique à l’égard de l’environnement, implicite chez Lévinas mais explicite chez Jonas, est celui de l’importance du pouvoir qui accompagne la responsabilité humaine. Nous sommes tous interdépendants, en tant qu’organismes vivants, des autres et de l’environnement qui nous nourrit. En nous éloignant de l’équilibre écosystémique, nous nous sommes affaiblis, et avons dû pallier ces manques en accroissant notre pouvoir, nos capacités à survivre en tant qu’espèce. Nous sommes donc devenus « plus séparés », mais plus puissants, ce qui nous impose une responsabilité décuplée (Larios 2018). L’Autre non humain, ayant été appauvri asymétriquement à nos capacités croissantes, est incapable de riposter à nos outils de destruction. Il est encore plus affecté par nos actes depuis l’expansion des modèles du capitalisme sauvage et de l’hyper-industrialisation via la colonisation occidentale – faut-il rappeler que nous sommes à l’aube d’une sixième extinction massive engendrée par nos actions collectives ?

Suivant Jonas, nous dérober à notre responsabilité serait un manquement à la fois à notre devoir humaniste et à notre devoir envers la vulnérabilité vivante. Judith Butler, lectrice et critique de Lévinas, associe effectivement la réception de la vulnérabilité à une porte d’entrée inévitable dans la politique (Butler 2004). Ce serait un prolongement possible de la pensée de la responsabilité envers l’Autre, mais la pensée lévinasienne n’étant pas normative ou prescriptive, nous ne pouvons pas percevoir ces extensions politiques comme étant intrinsèques à son œuvre. Ce sont en quelque sorte les ramifications que Lévinas n’avait pas envisagées en plantant ses graines – la praxis qui germe de la théorie initiale.

Conclusion

Si Kant considérait l’animal comme une possibilité de nous tester moralement en nous préparant à la vie éthique interhumaine, nous pouvons renverser l’idée, et nous responsabiliser envers l’Autre humain comme une préparation à une responsabilité envers un Autre plus large encore. Exister dans le monde, c’est aussi se laisser saisir par tous les visages que nous ne voulons pas voir. Le vide que nous pouvons parfois ressentir face à une nature anonyme fait écho à la présence qui l’emplit. Reconsidérer la pensée de Lévinas à travers les inquiétudes de l’éthique environnementale implique de reconnaître un visage dans cet anonymat. La relation éthique avec autrui est caractérisée par son asymétrie, où le soi est entièrement dévoué à l’Autre, sans attendre de contrepartie ; l’animal ou l’écosystème n’ont pas à être exclus de cette obligation morale. Ce sont des entités vulnérables dont je peux prendre soin, qui peuvent m’appeler, qui sont susceptibles d’être altérées ou détruites. Tourner le dos à cette tâche est un choix facile, empreint de la fatigue et de la paresse propres à l’existence. La tentation de se dérober à ce poids pourrait être à l’origine de la réserve spéciste, comme si toute la responsabilité que cette révolution implique est refusée avant même qu’elle soit amorcée. Mais nous ne pouvons plus nous permettre le luxe de repousser le moment de commencer à exister : nous sommes responsables à la fois de nos voisins et de la nature sous ses multiples formes, et devons donc produire des efforts. Autrement dit, à notre tour d’accueillir l’environnement qui nous accueille.

Bibliographie

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