No. 02 — Philosophie et activisme

Quelles sont les tensions entre l’activisme et la philosophie ?

Léa Waterhouse, Podcast Philomène la Danse

Date de publication: 2024-12-10

Résumé

La philosophie, souvent perçue comme déconnectée des réalités quotidiennes et élitiste, est critiquée pour favoriser les élites et marginaliser les voix des femmes et des minorités. Cependant, son essence réflexive la lie intrinsèquement aux luttes sociales. Les traditions non occidentales montrent une diversité et une inclusivité absentes en Occident. Pour réconcilier philosophie et activisme, il est crucial de démocratiser la discipline, de repenser son enseignement, d'engager les philosophes dans les causes sociales et de simplifier les concepts pour toucher un public plus large, transformant ainsi la philosophie en un outil accessible et pertinent pour tous.

Mots-clés: créative, activisme, démocratisation, inclusivité, diversité, féminisme

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Dans l’univers complexe de la pensée humaine, la philosophie se présente comme un phare éclairant les méandres de notre existence, offrant des pistes pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Toutefois, derrière cette noble quête de connaissance et de mieux vivre, de nombreux groupes militants reprochent à la philosophie d’être déconnectée des préoccupations et des réalités des gens « ordinaires ». La discipline est accusée de propager des fausses représentations qui avantagent le pouvoir et les élites au détriment des classes sociales marginalisées. Pourtant, la philosophie, par sa nature réflexive et sa capacité créatrice, aspire précisément à remettre en question les fondements de notre compréhension du monde, ce qui la lie intrinsèquement à la lutte des militants. Peut-on considérer ces tensions comme inévitables, ou la philosophie peut-elle, au contraire, se mettre au service des luttes sociales ?

Une discipline masculine

Il s’agit d’abord de comprendre à qui s’adresse la discipline. Une des critiques les plus marquantes à l’égard de la philosophie réside dans son héritage largement masculin. La philosophie telle qu’on la connaît, c’est-à-dire la philosophie grecque, est majoritairement pensée par des hommes, pour des hommes. Comment pourrait-elle prétendre offrir une vision exhaustive du monde, lorsque la moitié de la population, les femmes, a été systématiquement écartée de son discours ? La première conséquence de l’invisibilisation des femmes étant qu’un nombre considérable de sujets ont été négligés, tels que l’intime, le corps féminin, la sororité, parmi tant d’autres. C’est notamment le cas de la maternité, considérée comme naturelle par les philosophes, et donc, à leurs yeux, ne nécessitant aucune réflexion. Elle est pourtant le dénominateur commun entre tous les êtres vivants. C’est pourquoi certains philosophes contemporains, tels que Camille Froidevaux-Metterie, parviennent enfin à théoriser l’expérience métaphysique de la maternité et l’aliénation du corps féminin au cours de sa vie. De même, les voix des minorités, marginalisées dans les récits philosophiques traditionnels, se retrouvent étouffées par une pensée à prédominance masculine caucasienne. Or ce sont précisément ces voix négligées qui se soulèvent dans les mouvements de résistance sociaux. Que l’on pense aux luttes anti-capitalistes, anti-colonialistes, anti-racistes, féministes, queers, environnementalistes, LGBTQ+, autochtones, etc., ces activistes engagés contre les vecteurs d’oppression de la société, ont rarement été impliqués dans les discussions philosophiques au cours de l’histoire.

Une discipline élitiste

Ce rejet symbolique de certaines strates de la société est d’autant plus manifeste dans l’imaginaire populaire, où la philosophie est associée à une élite. L’association de la philosophie à l’élite remonte en partie à son origine dans les sociétés anciennes, où seuls ceux qui avaient le temps et les ressources pour s’engager dans des discussions intellectuelles pouvaient s’y consacrer pleinement. De plus, la philosophie a souvent été enseignée dans des institutions élitistes telles que les universités prestigieuses, renforçant ainsi son image d’activité réservée à une minorité privilégiée. En outre, certains philosophes eux-mêmes ont écrit dans un style complexe ou utilisé un langage ésotérique, ce qui a pu renforcer cette perception d’élitisme. Aujourd’hui encore, exiger un niveau d’éducation élevé pour philosopher, exclut une grande partie de la population, notamment les personnes sans diplôme d’éducation ou illettrées, soit 6 à 10 % de la population adulte. La croyance de l’imaginaire collectif se confirme donc, puisque depuis l’Antiquité grecque, la philosophie a plutôt été la discipline des classes privilégiées, tandis que les activistes contemporains sont le plus souvent issus de milieux défavorisés. Pour toutes ces raisons, il n’est guère surprenant que les militants en quête de droits ne se reconnaissent pas dans les tenants de la philosophie classique, pour la simple raison que cette discipline ne s’adresse pas à eux.

La philosophie masculine et élitiste : une construction occidentale ?

Cependant, le prisme prédéterminé de la philosophie masculine et élitiste est principalement perceptible en Occident. Les traditions philosophiques non occidentales révèlent une diversité et une inclusivité souvent absentes dans notre approche de la discipline. En examinant la philosophie indienne, il est intéressant de noter que les premiers textes sacrés de l’Inde ancienne, les Védas, font mention de femmes éminentes. Parmi elles, Gargi Vachaknavi se distingue en tant que philosophe de la nature (800 à 500 av. J.-C.), participant activement à d’importants débats philosophiques aux côtés d’hommes dans la cour du roi Janaka. Son influence réside non pas dans son genre, mais surtout dans sa capacité à apporter une contribution significative à la philosophie indienne en approfondissant la compréhension des forces invisibles qui nous entourent. De même, la tradition philosophique africaine se distingue des méthodes occidentales, puisqu’elle est à prédominance orale. Elle est de ce fait accessible au plus grand nombre, d’une part, sans distinction d’accès à l’éducation. Et les thèmes varient également des nôtres. La philosophie grecque est plutôt axée sur la vertu, la sagesse, l’éthique, la morale, tandis que la philosophie africaine met souvent l’accent sur des questions plus communautaires et interconnectées, ou encore l’éthique de la communauté. Ces exemples soulignent des approches différentes de la pensée philosophique, plus inclusive et représentative du spectre social et humain.

5 étapes pour réconcilier la philosophie et l’activisme

1- Dialogue et compréhension mutuelle : il est essentiel que les philosophes et les activistes dialoguent et se comprennent mutuellement. Les philosophes peuvent apporter une réflexion approfondie sur les principes éthiques, politiques et sociaux qui sous-tendent les actions activistes, tandis que les activistes peuvent fournir des perspectives pratiques et des expériences concrètes qui nourrissent la réflexion philosophique.

2- Démocratiser la philosophie : en la rendant plus accessible d’une multitude de manière, dans des livres pour enfants, des groupes de parole en entreprise, etc., et en la présentant comme un outil pratique pour naviguer dans notre quotidien, nous pourrions la rendre plus pertinente pour un plus large public. La philosophie pourra alors être utilisée comme un guide éthique : les activistes peuvent s’appuyer sur les enseignements de la philosophie pour élaborer des stratégies et des tactiques qui sont moralement justifiées, articuler les valeurs fondamentales qui motivent l’activisme et évaluer les conséquences éthiques de différentes actions.

3- Repenser l’enseignement : pour réconcilier les tensions entre la philosophie et l’activisme, il semble donc crucial de reconsidérer nos conceptions traditionnelles de la philosophie et de son enseignement. En intégrant une diversité ethnique et de genre dans notre curriculum, en adoptant une lecture féministe et inclusive des grands textes classiques de la philosophie, nous pourrions élargir notre compréhension du monde et la rendre plus représentative de sa complexité réelle.

4- Engagement militant des philosophes : les philosophes ne sont pas nécessairement limités à la tour d’ivoire de l’académie. Beaucoup s’engagent activement dans des causes sociales et politiques, utilisant leurs compétences et leurs connaissances pour soutenir le changement positif. Cet engagement peut prendre différentes formes, telles que la participation à des mouvements sociaux, la rédaction d’articles et de manifestes, ou la sensibilisation du public aux enjeux importants.

5- Simplification des concepts : plutôt que de considérer la philosophie et l’activisme comme des domaines distincts, il peut être plus productif de les intégrer dans une approche holistique du changement social. Cette approche reconnaît que la réflexion philosophique et l’action politique sont interdépendantes et se nourrissent mutuellement. Cependant, pour toucher le plus grand nombre et notamment toutes les classes sociales, il incombe aux philosophes de rendre leurs idées accessibles au grand public et aux activistes, en évitant le jargon technique et en expliquant les concepts de manière claire et concise.

Dans cette perspective, la philosophie pourrait enfin toucher toutes les couches de la société, offrant ainsi une porte d’entrée aux activistes qui jusqu’ici ne s’y sentaient ni représentés, ni concernés. Les questions de luttes sociales n’ont d’ailleurs jamais été isolées de la philosophie. Bien au contraire, la pensée critique encourage la remise en question des normes sociales, et pourrait donc nourrir les mouvements de changement et inspirer l’action sociale. Les philosophes ont la capacité, et peut-être même la responsabilité, de remettre en question les valeurs morales, de proposer des alternatives et de promouvoir les changements pour une société plus juste et égalitaire.

En conclusion, les tensions entre philosophie et activisme révèlent les lacunes et les préjugés de nos constructions intellectuelles. Toutefois, cette confrontation offre également une opportunité de révolutionner notre approche philosophique, en intégrant la diversité, l’inclusion et la réalité de toutes les classes sociales au cœur de notre réflexion. Il est important de reconnaître que la discipline est accessible à tous et que ses principes fondamentaux peuvent être explorés et compris par chacun, indépendamment de son statut social ou économique. La révolution philosophique est à portée de main, il ne tient qu’à nous de la saisir.