L’activisme en santé nuit-il au processus d’élaboration des connaissances biomédicales?
Léo Portelance, Université de MontréalDate de publication: 2024-12-10
Résumé
Dans cet article, je cherche à montrer que les groupes activistes en santé peuvent, dans certains cas, contribuer au processus d'élaboration des connaissances médicales. J'avance que ce phénomène est philosophiquement intéressant du point de vue de la philosophie féministe des sciences, plus précisément de la perspective de l'empirisme féministe de Helen Longino, puisque cette dernière élabore une structure qui permettrait de prendre en compte les contributions épistémiques de l'activisme en santé. Pour ce faire, après une brève présentation des différents groupes activistes en santé, je présenterai l'exemple d'ACT UP qui a contribué à la lutte contre le SIDA. Je présenterai ensuite une forme d'expertise alternative propre à ce genre d'activisme. Je terminerai en proposant une structure qui permettrait de tirer profit de cette expertise et de maximiser l'objectivité des connaissances biomédicales.
Mots-clés: argumentée, activisme, épistémologie sociale, objectivité sociale, expertise, philosophie féministe des sciences
Bien que les différentes instances médicales détiennent une certaine confiance de la part de la population quant à la production du savoir, elles ne font pas toujours l’unanimité. On peut penser à la catégorie diagnostique de l’homosexualité qui était conçue comme un trouble mental (American Psychiatric Association 1980) ou, plus récemment, au diagnostic de la Covid longue (« affection post-Covid 19 ») qui a d’abord été considérée par une grande partie du corps médical comme étant des troubles anxieux (Callard et Perego 2021). Dans tel cas, des personnes – notamment celles qui se retrouvent sous ces catégories – en viennent, pour diverses raisons, à refuser ces diagnostics ou ce qu’ils impliquent. Pour faire valoir leurs droits en tant que personnes directement concernées et affectées par ces productions de connaissances, des groupes activistes voient le jour. Ceux-ci entrent en confrontation non seulement avec les instances politiques, mais également avec le corps médical qui produit le savoir en question. Or, il est à se demander si ces confrontations nuisent au processus d’élaboration des connaissances biomédicales ou, du moins, à leur objectivité. En effet, les personnes activistes possèdent-elles les savoirs nécessaires pour dialoguer avec le corps médical? Ce dernier est-il le seul acteur dans le processus d’élaboration des connaissances médicales ou bien les groupes activistes contribuent également à ce processus? Si c’est le second cas, comment est-il possible de prendre en compte l’apport épistémique de ces activistes sans toutefois miner l’objectivité des connaissances produites?
Dans ce court article, je montrerai, d’une part, que les différentes actions menées par les groupes activistes en santé, plutôt que d’y nuire, contribuent à l’élaboration des connaissances biomédicales et, d’autre part, que ce phénomène est philosophiquement intéressant, notamment du point de vue de la philosophie féministe des sciences, puisque cette dernière permet à la fois de prendre en compte les contributions épistémiques de l’activisme en santé et de maximiser l’objectivité de ces connaissances.
Il existe plusieurs types d’activisme en santé basés sur leurs différentes revendications. Brown et Zavestoski (2004) proposent une typologie permettant de rendre compte de ces différents mouvements sociaux :
« Mouvements pour l’accès en santé 1 » (Health access movements). Ces mouvements cherchent à améliorer l’accès aux services en santé. Ils prônent par exemple, une assurance maladie universelle.
« Mouvements incorporés en santé » (Embodied health movements). Ce genre d’activisme confronte la médecine et les professionnel‧les de la santé, notamment sur les diagnostics, les traitements et la prévention. Certain‧es patient‧es vont, par exemple, refuser de se voir attribuer un certain diagnostic.
« Mouvements en santé basés sur l’appartenance à des groupes » (Constituency-based health movements). Ces derniers mouvements dénoncent l’inégalité en santé basée, entre autres, sur l’ethnie, le genre, la classe et l’orientation sexuelle. Ce type d’activisme inclut, entre autres, le « Women’s Health Movement », les mouvements en santé LGBTQ, les mouvements de justice environnementale, etc.
Ces différents types d’activisme en santé ne sont pas mutuellement exclusifs : un mouvement basé sur l’appartenance à des groupes peut mener des actions en vue d’une assurance maladie universelle, alors qu’un mouvement incorporé peut dénoncer le racisme au sein des actes diagnostiques. Ce qui est intéressant avec ces mouvements, c’est qu’ils se positionnent au sein même du domaine de la science. Comme le dit Steven Epstein (1996, 13), ce genre d’activisme ne conteste pas seulement la façon dont on utilise la science ou qui la contrôle, mais également les processus d’élaboration même de la connaissance scientifique.
Un exemple de ce genre d’activisme en santé est celui de AIDS Coalition to Unleash Power (ACT UP) qui a été actif de 1987 à 1991 durant la pandémie du SIDA. Ce groupe, composé de personnes ayant le VIH et de personnes ayant des proches avec le VIH, s’est construit à partir d’organisations et de réseaux déjà présents dans la communauté homosexuelle étatsunienne, telles que la National Gay and Lesbian Task Force et le Gay Rights Lobby (Halcli 1999, 137). Le but principal d’ACT UP était que les personnes infectées par le VIH reçoivent le plus rapidement possible des soins, d’où vient leur slogan : « mettre les médicaments dans les corps » (« get drugs into bodies ») (Halcli 1999, 137). Or, les instances ayant le contrôle sur la distribution des médicaments et, plus généralement, sur les traitements sont le gouvernement, les médecins et les compagnies pharmaceutiques. Dans le but d’accélérer l’offre de traitement, ACT UP cherchait donc à combattre une certaine forme d’expertise, à savoir celle qui donne le plein pouvoir aux instances susmentionnées sur la vie des personnes ayant le SIDA tout en rendant ces dernières dépourvues de tout moyen d’action (Halcli 1999, 142).
Les actions prises par le groupe ACT UP dans la lutte contre le SIDA sont nombreuses. Par souci de synthèse, je ne m’en tiendrai qu’à deux exemples. Le premier est celui du blocage de Wall Street. Pour dénoncer la lenteur du processus d’approbation de médicament – les membres d’ACT UP avaient conscience que ce processus pouvait être plus rapide –, plus de deux cent cinquante activistes affiliés à ACT UP ont bloqué la circulation automobile sur Wall Street pendant plusieurs heures. Durant cette démonstration, une effigie de Frank E. Young, le commissaire de l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux de l’époque fut pendu. Quelques semaines plus tard, Young annonce l’établissement d’un nouveau processus d’approbation de médicament qui se veut plus efficace. La stratégie du groupe ACT UP fut créditée en partie pour ce succès (Halcli 1999, 143).
ACT UP a également milité pour la formation d’une identité positive chez les personnes homosexuelles et pour les personnes ayant le SIDA. Durant la pandémie, il était possible d’apercevoir dans les rues de New York et de San Francisco des affiches de trois couples interraciaux s’embrassant. Le premier couple est composé d’un homme et d’une femme, le deuxième de deux hommes et le troisième de deux femmes. Enfin, on apercevait sur les affiches une courte phrase : « S’embrasser ne tue pas. L’égoïsme et l’indifférence le font. » (« Kissing doesn’t kill. Greed and indifference do. ») (Halcli 1999, 144). Ces affiches attaquaient une croyance largement répandue à propos d’un lien entre l’identité homosexuelle et la transmission du VIH, ce qui a permis, affirme Halcli, de contribuer au détournement du blâme de la pandémie, à savoir d’une « pratique sexuelle déviante » vers une réponse sociale insuffisante envers la pandémie (Halcli 1999, 144).
Avec ces deux exemples, nous comprenons qu’ACT UP est à la fois un mouvement incorporé et un mouvement basé sur l’appartenance à des groupes. D’une part, ce groupe tente d’accélérer le processus d’approbation des traitements contre le SIDA et, d’autre part, il cherche à combattre des stéréotypes bien établis qui lient certaines orientations sexuelles au VIH. Or, comme il a été dit, ce genre de mouvements, par ses actions, tente d’entrer en dialogue avec les professionnel‧les de la santé qui sont, quant à eux, considéré‧es comme étant la seule source d’expertise de ce domaine. Les membres d’ACT UP doivent donc acquérir des connaissances scientifiques liées, par exemple, aux procédés qui permettent, ou non, l’approbation de médicaments, afin de rendre possible ce dialogue. Ce faisant, ces membres de groupes activistes, tels qu’ACT UP, vont constituer, affirme Epstein, une forme d’expertise alternative, à savoir une classe d’« expert profane » (lay expert) (Epstein 1996, 17). Ils et elles vont apprendre les différents savoirs – avec l’aide, parfois, d’expert‧es déjà établi‧es dans le domaine – afin de devenir des sortes d’expert‧es pouvant dialoguer sur un certain pied d’égalité avec le corps médical (Epstein 1996, 13). Le but de ces groupes, note Epstein, n’est pas de renier la pratique scientifique, mais plutôt de contribuer à celle-ci (Epstein 1996, 13). Par leurs actions, les membres d’ACT UP n’ont pas cherché à abolir les divers processus d’élaboration de la connaissance : ils et elles ont tenté, au contraire, d’améliorer ce processus par les moyens qu’ils et elles possédaient.
Le fait qu’ACT UP ait pu contribuer épistémiquement au combat contre le SIDA montre que la connaissance scientifique ne s’élabore par individuellement, mais plutôt socialement. Comme le dit la philosophe Helen Longino, la méthode scientifique ne se pratique jamais seule (Longino 1990, 66‑67) : avant qu’un article soit publié, par exemple, il faut nécessairement qu’il y ait relecture par les paires. De plus, pour entrer dans une communauté scientifique, une personne doit apprendre à fonctionner au sein de cette communauté : un biologiste doit apprendre les diverses traditions, questions et observations techniques, mais il ne peut les apprendre qu’avec l’aide d’autres biologistes déjà établis dans la communauté (Longino 1990, 66‑67). Par conséquent, si l’on veut maximiser l’objectivité d’une connaissance, il faut considérer le caractère social de son élaboration : c’est dans la possibilité de critiques intersubjectives, avance Longino, que nous pouvons atteindre un haut degré d’objectivité (Longino 1990, 71).
Pour ce faire, Longino propose quatre critères (Julien-Gagné 2019, 45‑46) :
Les méthodes, les raisonnements, les preuves observationnelles, etc. doivent pouvoir être publiquement critiqués. L’ensemble des aspects de la recherche, comme la méthodologie et l’interprétation des données, par exemple, doivent être examinées de manière critique par la communauté scientifique.
Il doit y avoir une réelle réceptivité à la critique. Cette dernière doit être entendue et doit pouvoir permettre une transformation de la connaissance. Il ne s’agit pas d’une tolérance à la critique, mais d’une ouverture à cette dernière de la part de la communauté qui a élaboré la connaissance en question.
Il doit y avoir, au sein de la communauté, des standards publiquement reconnus par lesquels les théories, les raisonnements, les hypothèses, etc. sont évalués. Les critiques abordées au premier critère doivent se baser sur ces standards.
Toute personne au sein de la communauté scientifique doit pouvoir participer à la critique sans que son identité – classe, genre, ethnie, etc. – ne décrédibilise sa critique. Il s’agit d’une égalité d’autorité intellectuelle « tempérée », c’est-à-dire que l’autorité intellectuelle doit être répartie en fonction de l’expertise uniquement. Longino ajoute que tout être humain doit être traité comme étant potentiellement capable de raisonner et de produire une critique.
Avec leur expertise alternative, il serait possible d’intégrer, au sein du quatrième critère – l’égalité d’autorité intellectuelle tempérée –, l’apport des groupes activistes en santé. En effet, comme nous l’avons vu avec l’exemple d’ACT UP, ces mouvements développent une expertise alternative et contribuent épistémiquement, par leurs actions, au processus d’élaboration de la connaissance. L’égalité d’autorité intellectuelle tempérée pourrait prendre en compte ce phénomène en accordant une certaine autorité à la critique de ces experts profanes, ce qui permettrait, si l’on suit le raisonnement de Longino, de maximiser l’objectivité de la connaissance en question.
Ainsi, les professionnel‧les de la santé ne sont pas les uniques producteur‧ices de la connaissance biomédicale. Bien qu’ils et elles soient les expert‧es de ce domaine, d’autres acteur‧ices peuvent contribuer au processus d’élaboration des connaissances. Les actions d’ACT UP lors de la pandémie de SIDA en sont des exemples éclairants. Ce phénomène est philosophiquement intéressant, puisqu’il montre que la pratique scientifique est une pratique sociale. Considérer les sciences de cette façon permet, selon Longino, de repenser le concept d’objectivité, ce qui offre une structure qui permettrait d’inclure les contributions épistémiques des groupes activistes dans le domaine des sciences biomédicales.
Les traductions sont les nôtres.↩︎