L’onirique
Marty Daoust, Université de MontréalDate de publication: 2024-03-01
Mots-clés: créative
La Lune est morte, depuis maintenant 138 ans. Autour de moi, des centaines de gens, peut-être un millier, allument lampions et chandelles pour la commémoration. Malgré les quelques rumeurs, l’ambiance se veut silencieuse et respectueuse. L’oratoire Saint-Joseph triomphe sur le Mont-Royal, nous englobant de son aura de calme. L’odeur parfumée de la cire brûlée contribue à cette atmosphère tranquille. Elle se mélange délicatement à celle des feuilles mortes que nous sentons typiquement à l’automne. « Typiquement » parce que je l’ai lu dans l’un de ces vieux bouquins de climatologie. La réalité est que, depuis fort longtemps, l’automne n’est plus un entre-saison. Mais cette année, elle se bat pour une rare fois entre l’été et l’hiver. Et même « hiver », je ne saurais définir ce concept, tant il a perdu sa signification. La neige se fait rare, la majorité des oiseaux ne migrent plus, certain.es ouvrent leur piscine à l’année… Le Québec est l’une des destinations les plus prisées par les touristes, mais le vent est magnifiquement tiède ce soir. Quoi de mieux qu’une température tempérée, l’équilibre entre le chaud et le froid, la balance naturelle des antagonistes? J’aimerais en dire autant du Soleil et de la Lune. Ce frère et cette sœur célestes qui se sont perdus de vue, séparés par l’action humaine. Regardez ce qu’il en reste, ses entrailles éparpillées en une traînée de poudre : comme si la Lune avait donné naissance à une infinité de lunes miniatures, des lunons.
Je me suis toujours demandé pourquoi nous allumions des lampions en cette journée du 20 octobre. Cette tradition n’est pas exclusive au catholicisme, mais ce soir, je comprends enfin. La vue de tous ces petits feux me rappelle l’amont de roches illuminées qui flottent au-dessus de nos têtes. Je les imagine se ressouder en ce halo de lumière qui fut notre éclaireuse immémoriale. Parfois, je navigue des heures sur l’extranet, consultant images et recherches scientifiques à son sujet. Je me demande si les gens de l’époque tenaient la Lune pour acquise. Debout, auprès de mes concitoyen.nes, les jumelles bioniques visant le ciel, je sens son impact sur l’imaginaire humain : cette figure de l’ombre, son mystère, sa féminité, sa réceptivité, son pouvoir d’attraction. La Lune nous faisait rêver, littéralement. Elle nous bordait, nous rassurait, nous accompagnait vers le sommeil. La Lune transcendait notre existence, elle était l’essence de la réflexion.
C’est mélancolique de penser qu’elle n’était pas nécessaire à notre survie. Sa vengeance fut tout de même des plus terribles. Toutes les sphères de la vie humaine ont été touchées. En raison des impacts des débris ainsi que de la montée et du retrait des eaux, la carte du monde s’est entièrement remodelée et la moitié de la planète s’est relocalisée. Les océans ont noyé des vestiges de l’humanité aux valeurs inestimables. La Terre a absorbé le choc, mais 80 % des animaux ont disparu. 3 milliards d’êtres humains sont morts directement ou indirectement. Les journées sont moins longues. L’explosion de la Lune n’a pas mis fin à la violence, au contraire. Des guerres idéologiques ont éclaté partout, le Canada s’est fracturé en quatre. Les nations se sont déchirées entre l’extrême droite et l’extrême gauche.
Certain.es disent qu’avant 2026, les êtres humains avaient atteint le paroxysme du confort. Permettez-moi d’en douter l’Histoire nous apprend que l’inégalité était inhérente à la structure économique internationale. L’argent était condensé entre les mains d’une poignée de gens sans remords. La Terre faisait office de dépotoir. Nous disions que la vie était prospère, que la vie était heureuse, mais pour qui? Et même dans ces pays soi-disant fortunés, jamais le moral n’avait été aussi bas. Les compagnies pharmaceutiques calquaient leur plan d’affaires sur les confiseries. Le déclin du bonheur se vivait partout, comme quoi le matérialisme et les avancées technologique et scientifique ne règlent pas tous les maux.
Nous sommes là à observer le legs d’une civilisation déchéante. Les ruines de la Lune témoignent de nos fausses espérances. Que des êtres naïfs nous sommes véritablement? N’avons-nous pas plus tendance, comme le soulevait Montaigne, à nous assujettir et à nous conformer devant l’autorité plutôt que de prendre en main notre destinée Ça explique comment un mégalomane a pu convaincre le prolétariat de ses mesures anticonstitutionnelles et d’accaparer par la force tous les pouvoirs qu’il lui était possible d’obtenir. Une fois que la population se réveilla, il était déjà trop tard. Le mégalomane tua la Lune à coups de bombe H. Pourquoi? L’hypothèse la plus plausible est qu’il aurait voulu marquer l’histoire plutôt que de la détruire. Narcisse serait jaloux : un président noyé dans son propre sang.
Ce soir, je n’ai plus envie de penser à l’absurdité humaine, je n’ai plus envie de mon cynisme. Je regarde avec quiétude cette ceinture scintillante, cet anneau de particules qu’est devenue la Lune, et je profite de cette paix momentanée. Celle avec laquelle la Lune nous permet encore de méditer et de rêver. Malgré sa perte, elle nous charme toujours dans ses idées. Elle nous rappelle que les choses changent, dans un éternel cycle de vie et de mort, qu’il faut continuer à espérer malgré l’absence et que l’univers s’ajuste toujours à sa propre nature. Ah qu’elle était belle, en dépit de ses profondes cicatrices! Cette fragile beauté, au coeur de pierre. D’un soir à l’autre, elle se pavanait en ses nombreux accoutrements, nous dévoilant une nouvelle silhouette. Parfois, la gêne l’emportait au point de la faire disparaître. Lors des occasions spéciales, elle se maquillait de rouge ou d’orangé, lui donnant une allure exotique. Invivable tu étais, nous te voulions quand même et dans le miel, nous te consommions. Tu continuais à nous apporter la lumière, aussi têtu que soit l’être humain. Pourquoi n’avons-nous pas hérité de cette sagesse, si indispensable soit-elle? L’égo semble nous avoir fait oublier ton idéal. Nous nous croyons grands comme le monde, mais en réalité, l’esprit est loin d’être du même acabit.
Mortymère