No. 01 — Philosophie et science-fiction

« La chute libre » : destin, technologie et perte de contrôle. Une plongée dans l’existentialisme et la phénoménologie à travers l’analyse d’un épisode de la série à succès de Charlie Brooker

Mathilda Mille, Université Laval

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: collégiale

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« La chute libre » : destin, technologie et perte de contrôle. Une plongée dans l’existentialisme et la phénoménologie à travers l’analyse d’un épisode de la série à succès de Charlie Brooker.

Introduction

La série « Black Mirror » de Charlie Brooker explore comment le sujet humain peut être affecté voire complétement dominé par les procédés technologiques dont il se sert. Charlie Brooker nous présente des scénarii de dystopies où un outil technologique a modifié le quotidien des hommes au point de les amener à se questionner sur leurs propres existences. Malgré le caractère dystopique de ces épisodes, nous ne pouvons pas nous empêcher de constater des similarités avec notre vie présente, étant donné que nous nous trouvons dans un monde où nous dépendons très largement de la technologie. Dans cet article j’aimerais me focaliser sur l’épisode « Chute libre » (« Nosedive » épisode 1 saison 3) de cette série, où, à cause d’un système de notation virtuel, les individus vivent sous l’égide constante du jugement de leur pairs. La moyenne de notes obtenue par un individu fait partie intégrante de la perception qu’on a de lui. Ainsi, dans cette société, il est nécessaire d’être apprécié de ses semblables qui sont les décisionnaires de notre valeur individuelle. L’expression de « miroir noir » (titre de la série) n’a jamais été aussi adéquate puisqu’elle nous permet de voir à quel point notre identité et notre essence sont obscurcies par le média social qui nous représente. Notre dépendance à l’égard de la technologie nous force à nous adapter à elle et à construire notre image à travers son prisme, au point où sa disparition peut entrainer une crise existentielle. En ce sens, j’aimerais soumettre la question suivante : comment les réseaux sociaux et plus précisément le système d’appréciation qui en dérive ont-ils un impact sur notre vie et notre perception du monde ?

De l’outil au dispositif : un autre type de rapport au monde

Heidegger fait de la technique « la condition de possibilité première du rapport au monde (Rappin 2018) ». Dans nos sociétés modernes, et cela est particulièrement flagrant dans ce type de dystopie, la technique prend le contrôle de notre existence en nous imposant un mode de vie dont nous ne sommes plus en mesure de nous libérer. Dans l’épisode « Chute libre », les critères de notation sont superficiels et arbitraires. Le système de notation n’est pas un outil à notre service, œvrant en faveur d’une société constituée de bons citoyens, mais un dispositif contribuant à contrôler notre existence, dispositif duquel nous sommes à la merci et qui nous dépossède de notre liberté d’action (Heidegger 2001, 177). La technique est désormais plus qu’un objet. À travers la technologie, elle prend la forme d’une volonté de puissance, elle est une transcendance qui dépasse nos volontés individuelles. Dans cet épisode, les péripéties et la chute de notre héroïne semblent lui avoir permis une prise de conscience sur le système et, plutôt que de retourner à son quotidien rempli d’illusions et de faux semblants, elle décide de poursuivre un voyage authentique dans le but d’affronter la vérité et de la révéler aux autres. On pourrait penser au fameux choix de la pilule bleue ou de la pilule rouge 1 qui oppose une illusion confortable et une vérité difficile à accepter. Dans l’épisode, la protagoniste va d’ailleurs faire la rencontre d’une femme en dehors du système qui lui propose du café dans une flasque bleue ou de l’alcool dans une flasque rouge 2. Cela évoque également l’allégorie de la caverne de Platon, où le prisonnier qui a réussi à se libérer prend conscience de la vérité et se donne comme mission de partager cette vérité avec les autres prisonniers encore retenus captifs de leurs illusions. Mais, dans l’épisode « Chute libre », il y a une forme de pessimisme et d’ironie, très caractéristique de la série, qui ressort dans la scène du partage de la vérité. En effet, malheureusement, cette fois-ci les prisonniers ne pourront pas être libérés et c’est l’héroïne qui en payera les frais. À cause de ce partage c’est elle qui sera emprisonnée, physiquement et non plus seulement métaphoriquement. Cette issue marque l’impossibilité d’une prise de conscience collective, dans ce monde profondément marqué par la glorification de l’individualisme à travers les réseaux sociaux et le système de notation qui en dérive. Dans ce monde la vérité ne peut être qu’individuelle. Cependant, l’accès personnel à la vérité de l’héroïne et sa tentative de partage reste intéressante. À travers la saisie du sens de cette technologie, l’héroïne comprend la menace qu’elle constitue pour la vie humaine, elle réalise à quel point elle dérègle nos rapports sociaux et rend l’existence faussement quantifiable et objectivante. En cela, elle n’accède pas à une vérité en soi mais plutôt à une prise de conscience phénoménologique de l’inadéquation du monde technologique avec le monde humain.

Perception : De la phénoménologie à une phénoménotechnique

Dans cet épisode, on prend conscience de l’uniformisation de la perception induite par les réseaux sociaux. Les individus sont tous pourvus d’un implant dans la tempe qui mélange le virtuel de leurs cellulaires à la réalité du monde perçu, faisant fusionner ces deux modes en une seule perception. Dans cette dystopie, lorsque l’on inscrit une notation sur le téléphone, celle-ci est instantanément visible à côté du visage de notre interlocuteur ou à côté de notre visage, lorsqu’on se regarde dans le miroir. Ainsi, le point de vue individuel, subjectif est mis à mal par un nouveau type de phénoménalisation, purement technologique. L’auteur Jean Vioulac explique cela de la manière suivante : « la phénoménalité est aujourd’hui massivement technicisée, et ce dans un dispositif qui court-circuite la subjectivité (Rappin 2018) ». Avec cet épisode, il nous semble que les personnages et le spectateur perçoivent la réalité à travers un écran. Les couleurs chaudes pastel nous procurent un sentiment de satisfaction et d’esthétisme un peu irréaliste. En effet, la réalité et sa potentielle objectivité (ou naturalité) est questionnée, il nous semble que le monde naturel véritable a été chassé et remplacé par une version uniforme « technicisée » et standardisée de la beauté imposée par les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux nous permettent de regarder du contenu, ou d’en produire, mais ce spectacle et sa consommation cachent des interrogations plus profondes sur notre existence et sa superficialité. En outre, au moment où l’image s’éteint et l’écran se fait noir, on se trouve face à son reflet, auquel on ne plus échapper et qu’on a pourtant du mal à reconnaître. Cet épisode nous confronte également à la problématique de l’intégration du regard que les autres portent sur nous. En conscientisant ce regard et en essayant de se voir vivre le sujet perd une partie de son agentivité, cette conséquence est palpable notamment lorsque l’héroïne s’entraine à parfaire son sourire devant le miroir. Elle adapte ce sourire à ce qu’elle pense que les autres attendent d’elle. On peut constater une résonnance avec l’article de phénoménologie critique « Throwing like a girl (Young 1980) » de l’autrice Iris Marion Young. Dans cet article, elle nous expose le fait que nos actions peuvent être limitées et sclérosées par l’intégration du regard que les autres portent sur nous et que ce regard extérieur peut finir par être intégré par le sujet lui-même et influencer son agentivité. En outre, imaginer notre corps pour en déterminer son apparence peut avoir un impact sur notre performance et la fluidité de notre rapport au monde. Il semble que lors de sa tentative d’évolution pour monter son score social, l’héroïne se perd elle-même, elle a tellement cherché à conscientiser le système de notation, à l’intellectualiser que paradoxalement, elle finit par en être exclue. Ce qui a pour effet de questionner le pouvoir d’action et de liberté qui nous est donné dans une société telle, mais aussi notre possibilité de continuer à faire partie du système une fois que nous prenons conscience de ses rouages.

L’existence du sujet, d’une prison virtuelle à une prison réelle

L’épisode commence de manière très optimiste, il nous semble que nous assistons au voyage initiatique d’une protagoniste qui possède tous les atouts nécessaires à sa réussite. En effet, elle est jolie, avenante et semble sympathique. En tant que téléspectateurs, nous sommes excités d’imaginer assister à l’ascension sociale de cette protagoniste, mais nous redoutons en même temps que l’ascenseur ne prennent la direction du sous-sol étant donné le titre annonciateur de « Chute libre » (« Nosedive » en anglais). Ironiquement, c’est justement son désir d’ascension qui va la conduire à sa perte. Forcée de plaire pour être, elle se met en position d’objet d’agrément dont l’objectif principal est de recevoir de l’approbation. Son objectif semble d’ailleurs mener à une pétition de principe puisqu’elle convoite des objets lui permettant d’accéder à cette reconnaissance pour atteindre un style de vie lui offrant davantage d’objets (convoités) et de reconnaissance. Cet état des faits contribue à la déshumanisation de l’individu, qui n’est pas le décisionnaire de son apparence et de sa conduite en étant constamment confronté à la nécessité de plaire à autrui, moyen d’accéder à une ascension sociale que l’individu finit par confondre avec une fin. Dans le monde dystopique de la « Chute libre », les apparences exercent un tel dictat que les individus semblent être devenus des avatars d’eux-mêmes. On le voit dans la manière dont l’héroïne s’habille toujours dans des tons roses et des habits uniformes aux tenues des autres personnages. En ce sens l’héroïne accepte d’être dépossédée de sa faculté à incarner un sujet existentiel (Young 1980). Nous sommes là dans un paradoxe existentiel où nous pouvons œvrer pour déterminer notre existence, en agissant sur notre apparence, en nous mettant en relation avec des personnes qui pourraient nous permettre de monter l’ascenseur social, mais nous sommes, en même temps, retenus captifs du regard de l’autre qui est le seul juge et décisionnaire de notre avenir. En effet, suivant ce que l’autre trouve dans mon apparence, il me juge et me condamne à un statut et ce statut suffira à déterminer toutes les possibilités de mon existence. Il semble que cet état des faits fasse écho à la conception pessimiste de Sartre lorsqu’il dit que « l’enfer c’est les autres (Sartre 2019) ». L’autre est capable de résumer toute mon existence à ce qui me paraît être une mauvaise représentation de moi-même, ou du moins une représentation partielle et restrictive de toute ma potentialité d’être et de devenir.

Conclusion : Une alternative ?

À l’origine, c’est l’homme qui crée la technologie et il s’en sert pour faciliter son quotidien et développer de nouvelles compétences. Le paradoxe étant que cette création de l’homme finit par le transcender et le contraindre, il n’est plus libre de faire autrement que de continuer à avoir recours à la technologie qui est désormais un système dont il fait partie. Finalement, en devenant système, la technologie s’auto-alimente, se développe et finit par imposer à l’homme un mode de vie et une certaine conception du monde. La perception ne prend plus comme point de départ le sujet, elle se fait à partir d’un dispositif et d’un système social qui impose ses valeurs et ses attentes. Néanmoins, à la fin de l’épisode, lorsque l’héroïne se trouve enfermée dans une prison et lorsqu’on lui retire l’implant lui permettant de voir les notes des autres, on assiste à sa libération (qu’elle manifeste par un cri) nous laissant penser qu’en dehors de ce système technologique, il est encore possible de se réattribuer son agentivité. Mais à quel prix ? Dans cet épisode, malheureusement, il semble que ce soit au prix de l’exclusion la plus totale de la société.

Bibliographie

Heidegger, Martin. 2001. « La Question de la technique ». Dans Essais et conferénces. Paris : Gallimard.
Rappin, Baptiste. 2018. « Entretien avec Jean Vioulac : Autour d’Approche de la Criticité (Partie I) ». Actu philosophia.
Sartre, Jean-Paul. 2019. Huis clos. Sous la direction de Pierre-Louis Rey. 195. Paris : Gallimard.
Wachowski, Lana, et Lilly Wachowski. 1999. « The Matrix ». Science-Fiction. Warner Bros., Village Roadshow Pictures, Groucho Film Partnership.
Young, Iris Marion. 1980. « Throwing like a Girl: A Phenomenology of Feminine Body Comportment Motility and Spatiality ». Human Studies 3 (2) : 137‑56. https://www.jstor.org/stable/20008753.

  1. Choix auquel Neo est confronté dans le film Matrix : Wachowski et Wachowski (1999)↩︎

  2. Faisant référence à la célèbre locution latine « in vino veritas »↩︎