No. 01 — Philosophie et science-fiction

Dissolution du dilemme du joueur : réévaluer le meurtre virtuel

Alice Deschamps, Université du Québec à Montréal

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: argumentée, conséquentialisme, jeux vidéo

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Introduction

Dans cet article, j’examine l’enjeu de la moralité des actions commises dans les jeux vidéo, en me concentrant sur les actes de meurtre et de pédophilie virtuels. Je formule une réponse au « dilemme du joueur » (The gamer’s dilemma), formulé par Morgan Luck (2009). Ce dilemme a pour objet la différence intuitive des évaluations morales concernant le meurtre et la pédophilie virtuels1. Selon Luck, nous avons l’intuition morale selon laquelle le meurtre virtuel est moralement permissible puisqu’il ne cause pas de victimes réelles. Toutefois, nous avons l’intuition morale selon laquelle la pédophilie virtuelle est moralement non permissible, même si l’on part du principe qu’elle ne cause pas de victimes réelles. Pour maintenir une cohérence morale, il est essentiel d’établir une distinction morale justifiant la différence d’évaluation morale des deux actes, sans quoi une réévaluation morale s’impose.

Mon objectif est de dissoudre le dilemme du joueur en soutenant que le meurtre et la pédophilie virtuels sont tous les deux moralement non permissibles. Plus spécifiquement, je soutiendrai qu’afin d’établir un état de cohérence morale, il faut réviser partiellement l’évaluation du meurtre virtuel et conserver celle de la pédophilie virtuelle. La défense de cette thèse se fera en deux temps. Tout d’abord, afin de mettre en évidence qu’il s’agit bel et bien d’un dilemme et qu’il n’est pas évident d’établir une distinction morale pertinente entre les deux types d’actes, je présenterai brièvement deux approches visant à justifier la différence intuitive d’évaluation morale rejetée par Luck. Ensuite, en m’appuyant sur les concepts de « tort expressif » et de « coût moral », je formulerai deux arguments en faveur de la réévaluation morale partielle du meurtre virtuel.

1. Rejet de distinctions normatives potentielles

Un premier argument visant à établir une distinction moralement pertinente entre le meurtre et la pédophilie virtuels est l’argument « conséquentialiste ». Il soutient la probabilité que les individus commettent des actes similaires dans le monde réel est plus élevée lorsqu’iels accomplissent des actes de pédophile virtuelle plutôt que de meurtre virtuel. Celle-ci s’appuie sur la thèse selon laquelle les jeux vidéo violents augmentent les actions violentes dans le monde réel. Luck rejette cette dernière en présentant certaines études empiriques défendant des positions divergentes au sujet de cette corrélation Williams et Skoric (2005). Il souligne également que même si cette thèse, essentielle pour l’argument conséquentialiste, était démontrée de manière convaincante, les conséquentialistes devraient néanmoins expliquer pourquoi le meurtre virtuel aurait moins tendance à déclencher des actes de violence réels que la pédophilie virtuelle.

Un second argument potentiel rejeté par Luck (2009) se fonde sur l’idée que le meurtre virtuel, à la différence de la pédophilie virtuelle, est motivé par la compétition du jeu plutôt que par l’acte lui-même. Luck soutient toutefois que certains meurtres virtuels commis délibérément sont considérés moralement permissibles : par exemple, dans le populaire jeu Grand Theft Auto, les joueur·euse·s peuvent happer volontairement des piétons innoncent·e·s. Luck refuse d’ailleurs la dichotomie progression/plaisir en soutenant que même si le but premier des joueur·euse·s est de progresser dans le jeu, il serait naïf de croire qu’aucun·e d’entre elleux n’en tire du plaisir. Par ailleurs, il semble que notre intuition morale s’opposerait à un acte de pédophilie virtuelle commis dans le but de faire progresser une mission. Ainsi, la motivation du joueur et de la joueuse ne peut justifier la différence morale évaluative saisie par le dilemme du joueur.

En l’absence d’une distinction morale entre le meurtre et la pédophilie virtuels, la cohérence morale exige la réévaluation morale de l’un des deux actes. Il s’agit d’un principe éthique selon lequel, d’une part, un·e agent·e moral·e doit appliquer les mêmes principes moraux lors de situations similaires et, d’autre part, iel doit présenter des principes moraux compatibles entre eux (non contradictoires).

2. Dissolution

Dans cette section, je présenterai deux arguments en faveur de la réévaluation morale partielle du meurtre virtuel. Mon premier argument se base sur le concept de « tort expressif » et le second sur celui de « coût moral ».

2.1. Tort expressif

J’examinerai les intuitions morales saisies par le dilemme du joueur à la lumière du concept de tort expressif. Ce concept peut être compris en opposition au tort matériel : un tort expressif est un préjudice lié aux idées ou aux valeurs exprimées par une action, plutôt qu’aux conséquences matérielles directes résultant de cette action (Anderson et Pildes 2000). Prenons le cas de la tuerie de l’École polytechnique : le tort matériel est le décès de plusieurs personnes, dont 14 femmes, tandis que le tort expressif réside dans l’intention de l’acte et révèle une profonde hostilité envers les femmes, faisant de cet acte un geste antiféministe.

La posture morale adoptée face à la pédophilie virtuelle témoigne d’une opposition morale stricte : elle est moralement non permissible. On peut supposer que cette attitude morale reconnait le fait qu’elle exprime un tort expressif, tel que l’encouragement ou la normalisation de l’exploitation sexuelle des mineur·e·s. Il est également raisonnable de soutenir que le meurtre virtuel exprime un non-respect de la vie humaine ainsi que la volonté de porter atteinte à la dignité humaine. Ces torts expressifs sont indépendants de la présence de victime réelle et soutenir la moralité de l’un de ces actes reviendrait à normaliser les torts expressifs inhérents à chacun d’eux. L’argument va comme suit :

P1. Toutes choses étant égales par ailleurs, il est moralement non permissible d’accomplir un acte témoignant d’un tort expressif.

P2. La pédophilie virtuelle exprime un tort expressif.

P3. Le meurtre virtuel exprime un tort expressif.

C. Toutes choses étant égales par ailleurs, le meurtre et la pédophilie virtuels sont moralement non permissibles.

Il convient toutefois de mentionner que le meurtre virtuel, tout comme le meurtre réel, ne semble pas toujours exprimer ce tort expressif, notamment dans des contextes d’autodéfense ou de défense nationale. Il n’est pas évident qu’en situation d’autodéfense le meurtre exprime un non-respect de la vie humaine, qu’il soit réel ou virtuel. C’est pourquoi la notion de tort expressif permet de se positionner en faveur de la réévaluation morale partielle du meurtre virtuel.

2.2. Argument des coûts moraux

Je formulerai maintenant un second argument en faveur de la réévaluation morale du meurtre virtuel en soutenant qu’elle est moralement moins couteuse que la réévaluation de la pédophilie virtuelle.

Soutenir la moralité de la pédophilie virtuelle implique d’importants coûts psychologiques. Pour intégrer cette croyance dans un système moral cohérent, il est nécessaire d’adopter des croyances morales virtuelles qui diffèrent fondamentalement de celles adoptées dans le monde réel. Par exemple, elle peut nécessiter de soutenir que le consentement d’un·e enfant virtuel·le n’est pas un élément essentiel dans l’évaluation morale de la pédophilie virtuelle. Cette différence de jugement moral entre les mondes réel et virtuel peut créer un conflit entre nos attitudes morales et entraîner un état de dissonance cognitive. Quant à la réévaluation morale du meurtre virtuel, elle présente de faibles coûts psychologiques. Le système moral du monde réel admet déjà que le meurtre est moralement non permissible, sauf en contexte d’autodéfense et de défense nationale. Transposer ce même jugement moral au monde virtuel, donc réviser partiellement l’évaluation morale du meurtre virtuel, exige de faibles coûts psychologiques, voire des coûts psychologiques non significatifs.

Il est toutefois raisonnable de remettre en question l’importance de ces coûts pour une théorie morale. Les coûts psychologiques ne sont pas nécessairement des coûts moraux. La morale peut exiger l’adoption d’attitudes morales distinctes, sans quoi elle ferait preuve de conservatisme moral2.

Cela dit, selon plusieurs approches, une des raisons d’être de l’éthique pratique est celle de développer une conception morale offrant aux individus des lignes de conduite permettant un bon fonctionnement de la société. Si l’on adopte une telle approche de la moralité, les coûts psychologiques sont pertinents dans l’évaluation morale du meurtre et de la pédophilie virtuels. Afin d’en faire la démonstration, je mobiliserai à titre d’exemple le conséquentialisme de la règle. Selon cette théorie, nous devons suivre les règles produisant les meilleures conséquences possible Hooker (2023). Le conséquentialisme de la règle considère non seulement les bénéfices et les coûts générés par les actions conformes à la règle, mais également les coûts d’internalisation de la règle (les transformations nécessaires à l’intégration de la règle). Le meilleur système de règles possible évite d’adopter une règle qui imposerait des frais d’intégration excessifs par rapport aux avantages qu’elle procurerait en termes de conséquences positives. Il semble alors que le meilleur système de règles possible rend nécessaire la réévaluation partielle du meurtre virtuel et la conservation de l’évaluation morale de la pédophilie virtuelle : la réévaluation de la pédophilie présente des coûts d’internalisation significatifs et supérieurs à ceux de la réévaluation partielle du meurtre virtuel et au regard desquels une telle règle ne saura être intériorisée.

Conclusion

Face à l’absence de distinction morale pertinente entre le meurtre et la pédophilie virtuels, j’ai montré qu’il est possible de dissoudre le dilemme du joueur en soutenant des évaluations morales similaires en défaveur des deux actes. D’une part, le meurtre virtuel exprime un tort expressif significatif, impliquant le non-respect de la vie et le désir de porter atteinte à la vie humaine. Ce qui mine la crédibilité de la moralité de ce dernier. D’autre part, le jugement moral en faveur de la pédophilie virtuelle exige des coûts psychologiques significatifs du point de vue moral et présente des coûts d’internalisation exigeants en fonction desquels, comme le conséquentialisme de la règle a permis de soutenir, le principe moral ne saura être appliqué par les agent·e·s. J’ai également soutenu qu’en raison de l’acceptation morale dont fait preuve le meurtre réel lors de certains contextes (autodéfense et défense nationale), les deux arguments permettent de se positionner uniquement en faveur d’une réévaluation partielle du meurtre virtuel.

Dans le but de dissoudre le dilemme du joueur, j’ai présenté deux arguments en faveur de la réévaluation partielle du meurtre virtuel. Même s’il s’agit d’un argument cumulatif restreint, il est évident, je pense, que la charge de la preuve incombe davantage à celleux voulant défendre la permissibilité morale de la pédophilie virtuelle. La défense d’un jugement moral distinct pour un même acte entre le monde réel et le monde virtuel doit être plus exigeante que la défense d’une évaluation morale similaire. Étant donné la non-permissibilité morale de la pédophilie réelle, quel facteur peut rigoureusement justifier la moralité de la pédophilie virtuelle?

Bibliographie

Anderson, Elizabeth S., et Richard H. Pildes. 2000. « Expressive Theories of Law: A General Restatement ». University of Pennsylvania Law Review 148 (5) : 1503‑75. https://doi.org/10.2307/3312748.
Ferguson, Christopher J., Stephanie M. Rueda, Amanda M Cruz, Diana E. Ferguson, Stacey Fritz, et Shawn M. Smith. 2008. « Causal Relationship or Byproduct of Family Violence and Intrinsic Violence Motivation? » Violent Video Games and Aggression 35 (3) : 22. https://doi.org/10.1177/0093854807311719.
Hooker, Brad. 1990. « Rule-Consequentialism ». Mind 99 (393) : 67‑77.
———. 2023. « Rule Consequentialism ». Dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy. Sous la direction de Uri Nodelman et Edward N. Zalta. Metaphysics Research Lab, Stanford University.
Luck, Morgan. 2009. « The Gamer’s Dilemma: An Analysis of the Arguments for the Moral Distinction between Virtual Murder and Virtual Paedophilia ». Ethics and Information Technology 11 (1) : 31‑36. https://doi.org/10.1007/s10676-008-9168-4.
Wiegman, Oene, et Emil G. M. van Schie. 1998. « Video Game Playing and Its Relations with Aggressive and Prosocial Behaviour ». British Journal of Social Psychology 37 (3) : 367‑78. https://doi.org/10.1111/j.2044-8309.1998.tb01177.x.
Williams, Dmitri, et Marko Skoric. 2005. « Internet Fantasy Violence: A Test of Aggression in an Online Game ». Communication Monographs 72 (2) : 217‑33. https://doi.org/10.1080/03637750500111781.

  1. Luck s’intéresse aux jeux vidéo semblables au populaire jeu Grand Theft Auto, où les actes virtuels se déroulent dans des mondes virtuels cherchant à représenter les contextes du monde réel. Les jeux tels que Pac-man sont alors écartés.↩︎

  2. Il était coûteux pour la population blanche de réviser leur croyance morale concernant la suprématie blanche et permettant l’esclavagisme, néanmoins cette révision était nécessaire du point de vue moral. Le coût psychologique concernant le changement d’attitude vis-à-vis l’esclavagisme ne justifiait pas la conservation de l’attitude morale endossant le système social et économique fondé sur l’esclavage.↩︎