No. 01 — Philosophie et science-fiction

Cryonie et existence discontinue : un argument métaphysique pour repenser la cryogénisation

Vincent Rochelle, Université Laval

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: argumentée

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La cryogénisation n’est pas seulement de la science-fiction. Elle constitue déjà une réalité : plus de 350 corps de personnes décédées sont d’ores et déjà cryopréservés aux États-Unis et en Russie. Ces corps, qui sont vitrifiés (et non congelés) au sein d’un cryostat à -196 degrés Celsius, ne se dégradent quasiment plus au niveau cellulaire et sont ainsi maintenus intacts. La difficulté, et c’est là que la science-fiction intervient, est d’inverser le processus : décryogéniser. Le fantasme science-fictionnel de la cryogénisation est le suivant : suspendre l’entropie du corps durant un temps limité pour expérimenter un futur que la durée initiale de notre vie ne nous aurait pas permis d’expérimenter. Ainsi se trouve résolu le problème du voyage interstellaire, les années nécessaires au périple n’ont alors plus de prises sur les voyageurs (Kubrick 1968 ; Scott 2012). Ceux-ci parviennent à destination en ayant à peine vieilli depuis leur départ, alors que des décennies se sont peut-être écoulées. Elle pallie également la frustration de ne pas connaître la société telle qu’elle sera dans 1000 ans. Mais surtout, pour les personnes décédées, être cryogénisé permet d’attendre que le futur apporte les moyens de les ramener à la vie (Gil 2016). C’est là la thèse de Robert Ettinger, connu pour être le père de la cryogénisation, et pour qui ce procédé permettrait d’abord de mettre la mort en arrêt et d’attendre que « la science médicale puisse réparer les dégâts causés par la maladie et la cryogénisation » (Ettinger 1964). Cette théorie d’un horizon nécessaire de la réanimation par la science s’appuie sur une théorie de la mort informationnelle. Celle-ci s’oppose à la conception médicale de mort clinique et de mort cérébrale et entend que si l’intégrité structurelle du cerveau est conservée, alors il n’y a pas de mort totale. Les informations présentes dans le cerveau pourront dans le futur être extraites et sauvegardées voire réimplantées dans un autre substrat. Il n’y a de mort informationnelle (et donc de réelle mort selon les défenseurs de la cryonie) que si le cerveau est détruit, ce qui advient inéluctablement à moins que le corps soit plongé en biostase, à l’intérieur d’un cryostat.

Pourtant aujourd’hui, nous ne détenons pas les moyens techniques pour ramener un corps hors d’un état de biostase. La cryonie n’est aujourd’hui qu’une pseudo-science, illégale dans la grande majorité des pays. Inverser le processus de cryogénisation est pour le moment impossible sans détériorer les tissus (formation de cristaux de glace dans les membranes des cellules faussant ainsi la vitrification, toxicité de l’antigel par lequel est remplacé le sang de l’agent cryogénisé). Autrement dit, nous sommes bien loin de concrétiser ce projet transhumaniste qui irrigue par ailleurs bon nombre d’œuvres de science-fiction.

Dans le cadre d’une philosophie prospective qui s’interroge sur des objets inédits ouverts par les progrès de la technique, la cryonie sollicite des champs bien spécifiques. D’abord, elle génère un doute terminologique : devons-nous redéfinir la mort et le vivant à l’aune du concept de mort informationnelle ? Ensuite, la cryogénisation pointe vers des question de juridiction et de philosophie du droit : qu’en est-il du principe de succession et de protection patrimoniale ? Enfin, elle requiert la question normative et, en l’occurrence bioéthique, qui à trait non seulement à sa légalité mais tout simplement à sa pratique : est-il bon de permettre la cryonie ?

Quant à ce troisième pan de la réflexion philosophique, d’aucun pourrait penser que nous manquons de matière argumentative pour instituer un débat réellement efficace. Je défends ici un argument en défaveur d’une course aveugle à la cryogénisation, qui se veut une proposition pour augmenter la teneur du débat. Je souhaite montrer que la cryonie présente au moins un enjeu métaphysique à prendre en compte. Pour cela, il me faut avancer l’idée qu’une existence entrecoupée (par de phases de biostases) serait qualitativement différenciée d’une existence classique.

Aujourd’hui la cryogénisation repose sur ce qui est très justement identifié par Anne-Blandine Caire comme étant une « foi cryonique », c’est-à-dire la croyance forte (et pas forcément rationnelle) que le futur comportera nécessairement les moyens à la fois d’inverser le processus de biostase mais aussi de guérir des pathologies jusqu’ici incurables (Caire 2018). Dans les œuvres de science-fiction, cette foi est appuyée par une confiance en une technique déjà capable de telles prouesses. Pour les transhumanistes comme pour la prospective fictionnelle de l’humanité future, la cryonie consiste en cela : un jeu de temporisation. Ce jeu de temporisation, où l’existence est suspendue à chaque fois qu’elle menace de s’interrompre, constitue une manière d’envisager l’immortalité (Harrington 1977). Vivre par intermittence pour vivre indéfiniment, c’est précisément le projet que supporte la cryonie dans le fantasme posthumaniste. Nous appelons cette vie, entrecoupée d’états de biostase (arrêts temporaire des fonctions vitales), une existence discontinue. Nous défendons ici qu’une existence discontinue relève d’une différence de nature, et non de degré, vis-à-vis de l’existence continue qui est la nôtre, et que cette différence implique des conséquences métaphysiques jusqu’alors inétudiées.

D’abord, il faut nous assurer que nous (humains du monde présent) menons une existence continue. Toute notre vie, de notre forme embryonnaire jusqu’à notre mort, notre cœur bat et nos cellules, soumises à l’entropie, vieillissent et dégénèrent. Nous ne cessons de changer et d’évoluer individuellement dans le flux de notre existence. Il en va de même pour notre conscience, qui évolue incessamment dans la durée de ce flux vital. Y compris pendant nos phases de sommeils, notre cerveau est actif, il ressasse et rêve, notre corps sent, bouge, et notre sang y pulse sans interruption : même cette somnolence de la conscience qu’est le sommeil prend pleinement part à la continuité de notre existence. Nous sommes pris dans un flux continu. À l’inverse, durant la biostase de la cryonie, le cœur ne bat plus, le cerveau n’est plus actif (ou son activité est minimale), le corps ne ressent plus rien, ne réagit plus à aucun stimulus, les cellules ne vieillissent pas (la sénescence est mise en arrêt par l’interruption de l’entropie du corps), etc. Dans cet état, il n’y a plus de conscience active ni d’intellection, plus d’interaction ou de stimulation : aucune évolution n’y est possible, aucun flux ne s’expérimente. Une véritable discontinuité de l’existence proprement humaine advient.

Or, pour Bergson, nous sommes animés d’un élan vital qui est une création ininterrompue et imprévisible (Bergson 1907). À ce titre l’auteur insiste sur deux points : cet élan est une « continuation » et par extension, il est « incessant ». Suivant un prisme de lecture bergsonien, nous identifions dans l’idée d’un usage efficient de la cryonie, un risque d’altérer cet élan vital comme étant défini par Bergson. Car si L’évolution créatrice est avant tout une manière d’envisager l’évolutionnisme sous le concept d’imprévisibilité, l’auteur étend son résonnement à l’existence individuelle. La vie comme processus évolutionnaire est ainsi analogue à la vie de la conscience : « Peut-on aller plus loin et dire que la vie est invention comme l’activité consciente, création incessante comme elle ? ». Il s’agit bel et bien d’une théorie de la vie qui concerne toutes les échelles possibles du vivant. Cette processualité unique de l’élan se retrouve dans le vieillissement, compris comme un phénomène invisible à l’œil nu pourtant continuel et d’un seul tenant. Son caractère vital (propre à la vie) tient dans cette phénoménalité à la fois extrêmement lente et constamment en action : « Bref, ce qu’il y a de proprement vital dans le vieillissement est la continuation insensible, infiniment divisée, du changement de forme ». Notons la formule « infiniment divisée », celle-ci rend compte exactement du principe de continuité. Ce qui est infiniment divisible est continu. A l’inverse, ce qui trouve un terme à sa propre division est discontinu. Lors de la cryonie, le corps placé dans un état de biostase expérimente une cessation temporaire à la fois de ses fonctions vitales, puisque les organes ne sont plus actifs, mais aussi du vieillissement. Car un cas efficace de cryogénisation doit pouvoir rendre compte d’une suspension du phénomène de sénescence. Dans ce cas, le vieillissement n’est pas infiniment divisé : il manifeste une discontinuité du changement de forme. De même, la conscience, normalement prise dans ce long changement inarrêtable que Bergson nomme création, est stoppée nette dans la phénoménalité de la durée à laquelle elle est supposée adhérer. Nous nous plaçons explicitement ici dans une lecture bergsonienne, mais il faut souligner que Bergson ne traite lui-même jamais de la cryogénisation. Néanmoins, la définition de la vie comme continuité que nous esquissons coïncide avec des conceptions de la durée et du devenir propre à l’auteur : « À qui s’installe dans le devenir, la durée apparaît comme la vie même des choses » (Bergson 1907).

Voilà qui nous permet déjà de dégager des conséquences possibles : cela a-t-il du sens, d’un point de vue philosophique, d’adopter une existence discontinue ? La cryonie n’introduit-elle pas une contradiction dans les termes en proposant une suspension temporaire de la vie si la vie est un processus insécable et monolithique ? Mais surtout : peut-on faire repartir cet élan vital après l’avoir endigué ? Et cela peut-il se faire sans aucune conséquence sur la vie de l’agent et précisément sur la vie de sa conscience ?

Les seuls exemples d’existence discontinue dont nous disposons sont de nature biblique ou miraculeuse. Ne plus vivre, puis revenir à la vie, reprendre un élan vital qui a été interrompu, voilà un fantasme jusqu’alors surnaturel. La cryogénisation entreprend le pari surréaliste d’hypostasier le mythe de la résurrection à l’intérieur de notre expérience individuelle. Rien n’indique pour autant que nous soyons réellement capables d’expérimenter une existence discontinue de la même manière qu’une existence continue : ce que nous imaginons être une simple suspension de la vie constitue peut-être dans le même temps un véritable bouleversement du flux vital d’incessante création que nous habitons. En effet, il serait possible, et alors Bergson aurait raison, que cette continuité indivisible soit le propre du caractère vital de notre vie.

Comme annoncé, l’argument présenté ici n’a pour seul intérêt que d’enrichir le débat avant de s’empresser à rendre possible cet idéal de la science-fiction qui coïncide aujourd’hui avec un projet transhumaniste très sérieux. Il faut préciser que les enjeux soulevés ici ne concerneraient potentiellement plus qu’ une minorité élitiste de millionnaires : pour Alan Harrington, il s’agit d’imaginer de véritables « sociétés cryoniques » où les agents choisiraient comme bon leur semble de mettre leur vie en suspens, et de la reprendre au moment opportun (Harrington 1977). Que ce soit d’ailleurs dans l’attente d’une guérison promise par le futur, pour des fins récréatives (impatience d’expérimenter un futur lointain) ou tout simplement pour marquer des ruptures entre différents cycles différenciés d’existence (More 1993). Si demain la cryogénisation est rendue fonctionnelle, c’est-à-dire si elle peut être réversée sans danger, alors il faudrait peut-être s’interroger sur l’éthique normative qui doit régir cette technologie. Sans quoi nous risquerions d’altérer la vitalité même de la vie, autrement dit son essence propre, en pensant étendre notre liberté par la science et la technique. Peut-être nous faut-il prendre au sérieux dès maintenant la perspective d’une existence discontinue.

Bibliographie

Bergson, Henri. 1907. L’évolution créatrice. Paris : Félix Alcan.
Caire, Anne-Blandine. 2018. « La cryogénisation ». Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences 29 (3-4) : 54‑70. https://doi.org/10.3917/jibes.293.0054.
Ettinger, Robert. 1964. L’homme est-il immortel ? Denoël.
Gil, Mateo. 2016. « Realive ».
Harrington, Alan. 1977. The Immortalist. Millbrae, California : Celestial Arts.
Kubrick, Stanley. 1968. « 2001, L’Odyssée de l’espace ».
More, Max. 1993. « Technological Self-Transformation : Expanding Personal Extropy ». Extropy, nᵒ 10, Vol 4, n2.
Scott, Ridley. 2012. « Prometheus ».