No. 01 — Philosophie et science-fiction

California Dream de Daniel D. Jacques : des contes à l’usage de nos classes

Patrice Létourneau, Cégep de Trois-Rivières

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: collégiale

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California Dream (2021) de Daniel D. Jacques se présente comme un « récit d’anticipation », un livre de science-fiction. Son sous-titre est évocateur : Contes posthumanistes à l’usage des enfants de l’avenir. Sa lecture est pertinente autant dans un cours de philosophie sur L’Être humain que dans un cours d’Éthique. Pour ma part, je l’utilise depuis l’automne 2022 dans le cours d’Éthique, et j’ai été grandement encouragé par les fruits que cela produit 1. L’intérêt s’est d’ailleurs décuplé en décembre 2022 avec la découverte par le grand public de l’IA au travers de Chat-GPT, qui a aiguisé diverses prises de conscience.

De quoi parle California Dream, cette fiction condensée en 140 pages, si ce n’est tout à la fois des passions humaines et de la fragilité de l’espèce humaine –parfois si aveugle dans le libre cours de ses passions d’affranchissement. Cette fiction sur le posthumanisme se compose d’un Prologue suivi de douze chapitres, et se clôt avec un Épilogue. Chaque chapitre est un conte, formant une histoire en soi et contenant ses propres personnages et enjeux –techniques, sociaux, éthiques. D’un conte à l’autre, on avance dans le temps. Le premier chapitre/conte se déroule dans un avenir rapproché, puisque « l’artiste » qui y est présenté meurt en 2058 (c’est-à-dire, dans 34 ans à partir d’aujourd’hui). Le quatrième amendement, noté au début du chapitre/conte 11, menant à une singulière prise de conscience du « professeur », est quant à lui daté de 2198. Soit 140 ans entre ces deux dates –l’Épilogue se situant au-delà. Mis bout à bout, l’ensemble se révèle être le dévoilement progressif d’un « grand récit » –offrant d’ailleurs un éclairage supplémentaire à certaines considérations ironiques du « narrateur » de ces récits. Il n’y a pas de secret ici quant au terme du « grand récit » que cela formera : ultimement, l’espèce humaine aura disparu. Le « Prologue » l’indique d’ailleurs dès le premier paragraphe : « Les documents réunis dans ce recueil sont très anciens, comme en témoignent les signatures temporelles relevées sur les supports mnémotechniques. Ils relatent la disparition d’une espèce aujourd’hui inconnue. » (Jacques 2021, 9)

Contrairement à plusieurs autres récits de science-fiction cependant, dans California Dream les risques ne viendront pas d’une quelconque dérive dictatoriale ou totalitaire, mais bien au contraire d’un certain usage de la liberté individuelle et des droits. Et en cela, ce livre est particulièrement efficace pour interroger un large éventail d’angles morts de notre époque – si dépourvue pour articuler une idée partagée de la « nature humaine ». Ce qui, du même coup, aide à faire saisir que sans idée partagée de la « nature humaine », « l’éthique » peut conduire l’espèce humaine là où elle ne pensait pas se rendre.

Assez tôt (au chapitre/conte 2) est réalisée avec succès une transplantation cérébrale dans un corps de synthèse –rendue possible par diverses avancées, dont la « chair de synthèse » d’abord développée dans les biotechnologies destinées à l’alimentation. Conscients qu’il s’agit là non pas seulement d’une « révolution technique », mais aussi d’une « révolution spirituelle », sous l’égide des « Nations unies » les protagonistes notent que la « question qui se présente à nous aujourd’hui est ni plus ni moins celle de l’avenir de l’humanité » (Jacques 2021, 35). Il y aura alors l’instauration d’une gouvernance internationale de la politique des transferts, non pas par désir d’hégémonie, mais pour préserver l’humanité de dérives. C’est ainsi que :

« La Convention universelle sur l’utilisation des techniques de transfert cérébral sur l’homme (CUTTCH.1) fut votée le 9 août 2095.

Elle comporte, dans son préambule, l’énoncé des quatre principes suivants :

  1. L’utilisation des techniques de transfert cérébral sur l’homme doit être faite dans le respect de la santé et de la dignité de toutes les personnes concernées.

C’est le principe dit de sécurité et de dignité.

  1. L’utilisation des techniques de transfert cérébral sur l’homme est soumise, en toute circonstance, et en tout lieu, au consentement éclairé de la personne concernée.

C’est le principe dit de liberté.

  1. L’utilisation des techniques de transfert cérébral sur l’homme ne saurait contrevenir, en tout ou en partie, à la préservation de l’intégrité de la personne humaine.

C’est le principe d’intégrité.

  1. L’utilisation des techniques de transfert cérébral sur l’homme ne saurait contrevenir au maintien de la diversité au sein de l’espèce humaine.

C’est le principe dit de la diversité. » (Jacques 2021, 36)

Or, après avoir obtenu par la suite une politique d’accès universel étendant la pratique en vue d’une égalité des chances (chapitre/conte 5), au travers des histoires singulières de chaque chapitre/contes, on constate comment des enjeux éthiques tout aussi importants que délicats (dont plusieurs font écho à notre époque), conduisent à diverses réinterprétations des principes. Il ne conviendrait pas que je détaille ici chacun des chapitres/contes, mais notons que l’un des grands intérêts de ceux-ci est de chaque fois non seulement faire saisir des enjeux et des échos de notre temps, mais aussi de nous attacher aux personnages des contes et de mettre en reliefs les passions humaines qui s’y jouent. C’est alors notamment par les passions d’affranchissement et, pour ainsi dire, d’un orgueil à disposer de sa liberté pour sa propre identité, qu’au chapitre/conte 11 on constate que chaque « gain » en apparence « louable », s’est inéluctablement inscrit dans l’avènement d’une situation où il devient difficile pour qui fait le choix de rester un « être humain naturel », d’être « employable » ou compétitif. Ce qui revient à un déclassement, où il est difficile de véritablement participer à la vie économique (et donc, faire des transactions pour subvenir à ses besoins), sans recourir à l’un ou l’autre des moyens « techniques » de la révolution « spirituelle » vers le posthumain. D’ailleurs, après qu’ait été appliquée la valeur d’un droit à la « perfectibilité » autant pour les facultés physiques qu’intellectuelles, le personnage de Pascal Michelucci en fait le constat, en assistant au match de football d’une équipe locale :

[…] et bien que la journée ait été des plus agréable et la compagnie de son fils réconfortante, il fut emporté, sur le soir, par une irrépressible mélancolie. L’équipe locale, composée en partie de naturels et de transformés standards, avait été battue à plate couture, soixante-deux à trois, par l’équipe adverse, formée principalement de transformés, dont une bonne partie était des ultras et des extras. Que l’équipe de son propre collège ait été déclassée, là n’était cependant pas la cause de son humeur chagrine; ce résultat, d’ailleurs prévisible, lui étant totalement indifférent. Ce qui l’affectait, au plus profond de l’âme, c’est qu’il voyait bien que la destinée de cette petite équipe de football du fin fond de l’Iowa préfigurait en réalité celle de l’humanité tout entière (Jacques 2021, 123).

Ce ne sera dès lors qu’une question de temps, pour que les individus « humains » migrent volontairement vers le « posthumain », et ce, jusqu’à ce que l’on puisse même songer à la perspective d’un CTRL+ALT+DELETE sur les traces communicables d’une nostalgie de ce que fut le genre humain.

Le posthumanisme –que l’on désigne cela comme une utopie, une idéologie, une philosophie ou un programme –soulève, dans l’horizon qu’est notre époque, plusieurs questions fondamentales. L’aborder en classe avec les personnes dont l’éducation philosophique nous est confiée revêt un intérêt et une pertinence qui n’ont probablement pas à être démontrés ici –qu’on le fasse sous l’angle des conceptions de L’Être humain ou de l’Éthique, ou pour montrer la corrélation entre ces deux dimensions. Or, l’intégration de California Dream comme lecture obligatoire dans le cours permet d’aller bien au-delà de la présentation théorique des enjeux et questions fondamentales liées à la perspective du posthumanisme. Les principales considérations « théoriques » sont évoquées au fil des récits et y prennent vie, avec une narration qui place les lectrices et lecteurs dans un processus dynamique de compréhension de ces considérations. Sans doute même plus qu’un seul exposé théorique, cette lecture dispose aussi à mieux saisir pourquoi les partisans du posthumanisme en parlent souvent comme d’une « révolution spirituelle », et non pas simplement « technique ». Graduellement, au fil de la lecture, se dégage souvent une impression analogue à celle du « narrateur » qui note qu’il a « mis longtemps à comprendre, très longtemps. Je devrais peut-être dire ” ressentir » plutôt que « comprendre », car ce sont les passions des hommes et des femmes qui me demeuraient obscures, ou insaisissables, autrefois. C’est pourquoi il m’a fallu traverser leurs histoires afin de parvenir à saisir […] ».

D’ailleurs, après la lecture du livre, plusieurs personnes dans mes classes relèvent avoir eu un sentiment de saine tristesse en prenant conscience de l’inéluctable fin du « grand récit » formé par California Dream. Un sentiment qui, est-il nécessaire de le préciser, contraste fortement avec l’enthousiasme souvent ressenti face aux nouveautés techniques. En cela, la lecture de cette fiction contribue aussi à une « éducation sentimentale » face au posthumanisme 2. À terme, ce n’est pas seulement qu’intellectuellement qu’est saisi l’état d’esprit du « professeur » du chapitre/conte 11 notant :

J’ai le sentiment que nous avons trahi, nous les intellectuels, les professeurs et les savants, notre espèce. Nous qui prétendons savoir, savoir autrement et mieux que tous les autres, nous n’avons pas su adopter la lucidité requise et envisager ce que l’avenir nous préparait de terrible. Comme le plus ignorant, le plus vulgaire, le plus obtus d’entre nous, nous nous sommes laissé envahir par nos passions et emporter par nos appétits, sans savoir ce que cela signifiait pour nos enfants et les enfants de nos enfants.

En somme, nous avons failli à nos devoirs les plus élémentaires, notamment à celui de faire en sorte que l’humanité que nous avons connue soit préservée. Il nous aurait fallu devenir et être les conservateurs non pas du monde, puisque le monde s’occupe bien de lui-même, mais de ces êtres si éphémères et si facilement égarés que sont les humains, ou plutôt que furent les hommes.

[…]

Il est vrai que je me demande souvent, et plus encore avec l’âge qui vient, si cette humanité-là méritait vraiment d’être préservée. Pour son savoir et l’usage qu’elle en fit, sans doute pas. Pour sa moralité, pas plus. Peut-être toutefois pour sa beauté fortuite, qui transparait parfois dans sa fragilité première et son désarroi dernier, cette beauté qu’apporte au monde, sous les grimaces et la fureur, le visage humain (Jacques 2021, 124).

Enfin, pour les personnes intéressées, je me permets de mentionner le Carnet de lecture que je fournis pour favoriser la lecture active de California Dream. Ce Carnet est librement accessible et j’en autorise l’adaptation à des fins pédagogiques (au besoin, je peux fournir le fichier .docx). On peut y accéder à cette adresse : https://ethiqueetjustice.patriceletourneau.org/wp-content/uploads/2023/09/2023_Carnet_de_Lecture_California_Dream.pdf

Bonne lecture !

Bibliographie

Jacques, Daniel D. 2021. California Dream. Contes Posthumanistes à l’usage Des Enfants de l’avenir. Montréal : Liber.

  1. En passant, ce livre, publié aux Éditions Liber, n’est pas disponible en version numérique. Ce qui implique que Chat-GPT est dans l’impossibilité de le résumer.↩︎

  2. Par ailleurs, les contes qui forment cette fiction d’anticipation sont riches de référents à la culture « classique » et se prêtent à plusieurs niveaux de réflexions. Par exemple, au chapitre/conte 4 on y note la mention de Night in August de William Faulkner –ce conte ayant un déroutant dénouement, donnant envie d’en savoir plus sur cet ouvrage, élargissant ainsi les horizons. De même avec les mentions de « Roméo et Juliette » (et ce que cela bouscula dans les représentations de l’amour et de la famille), du Gilded Age, des Méditations métaphysiques, de l’Apocalypse, Les Buddenbrook, etc.↩︎