No. 01 — Hors-thème

Furio Jesi, Culture de droite, Montréal, M Éditeur, 2023, p. 103-133 (extraits)

Furio Jesi

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: traduction

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La section traduction de la revue vise deux objectifs. Le premier concerne le souci d’une plus grande accessibilité pour les francophones à des textes philosophiques rédigés dans une langue autre que le français (en faisant aussi un effort pour présenter des traductions de textes dont la langue d’origine n’est pas l’anglais). Le but est d’ouvrir de nouveaux dialogues et de nourrir la pensée au-delà des barrières linguistiques. Le second objectif veut mettre en valeur les maisons d’éditions francophones et leur travail de traduction et de publication, essentiel à la vie philosophique.

Furio Jesi, Culture de droite, Montréal, M Éditeur, 2023, p. 103-133 (extraits).

Furio Jesi (1941-1980) était un spécialiste des mythes, un historien des religions et un critique littéraire. Penseur éclectique et original, il a développé des modèles d’interprétation innovants sur le mythe et ses manifestations modernes. Parmi ses essais publiés en français : La fête et la machine mythologique (2008) et Spartakus. Symbolique de la révolte (2016).

Un mot sur la maison d’édition

M éditeur s’emploie à produire et à faire circuler des textes de critique sociale. À rebours de l’ illusion scolastique » qui touche une partie du champ littéraire québécois actuel, la maison d’édition affirme le caractère « embarqué » de la littérature. Pour M éditeur, en effet, ce sont moins les idées qui font la justesse et l’efficace d’un ouvrage que sa capacité à s’inscrire dans des conditions sociales et économiques déterminées. C’est la raison pour laquelle la maison d’édition s’efforce de travailler avec les mouvements sociaux et les organisations syndicales qui luttent aujourd’hui pour l’émancipation en proposant des livres où l’engagement politique s’allie à la rigueur intellectuelle.

Néofascisme (définition commune) : Idéologie et mouvement politique d’extrême-droite s’inspirant ou se revendiquant du fascisme italien de l’entre-deux guerre. Au moment de la parution originale de Culture de droite en 1979, l’Italie connaît depuis une dizaine d’année une vague de terrorisme d’extrême droite. L’auteur interroge ici les rapports qu’entretiennent l’idéologie et la pratique politique néofascistes.

Néofascisme sacré et profane

Nous avons l’habitude de parler de néofascisme au visage féroce et de néofascisme en costume trois-pièces, distinction qui, si elle désigne deux styles de comportements, semble absolument appropriée : le style de comportement des néofascistes est tour à tour essentiellement au visage féroce ou essentiellement en costume trois-pièces, ou encore relève d’un savant mélange des deux ingrédients en proportions variées. La distinction apparaît bien moins appropriée si l’on examine la sphère idéologique plutôt floue qui correspond à tel ou tel comportement. Nous verrons dans les pages qui suivent que si l’on peut effectivement parler –quoique de manière assez grossière –d’idéologie néofasciste au visage féroce ou bien en costume trois-pièces, les deux étiquettes ne correspondent pas aux ingrédients idéologiques essentiels du néofascisme, qu’ils se présentent à l’état pur ou, comme c’est le plus souvent le cas, mélangés les uns aux autres. Une autre distinction, appliquée aux ingrédients et aux attitudes idéologiques, semble plus appropriée : celle entre néofascisme sacré et néofascisme profane, ou ésotérique et exotérique. Les deux termes de cette seconde distinction ne sont pas l’exact équivalent (les homologues) de ceux qui constituaient la première, simplement transposés dans un autre cadre de référence : ni le néofascisme sacré (ou ésotérique) ni le néofascisme profane (ou exotérique) ne sont l’exact équivalent, en ce qui concerne le style idéologique, du néofascisme au visage féroce ou de celui en costume trois-pièces, en ce qui concerne le style de comportement. Cette absence d’homologie entre l’alternative de comportement et l’alternative idéologique laisse supposer qu’il existe dans le néofascisme, et peut-être même dans le fascisme tout court, ancien ou nouveau, une fracture entre pratique politique et idéologie, que nous examinerons ici essentiellement du point de vue de l’histoire de la culture, et que d’autres auteurs ont déjà évoquée depuis des points de vue différents.

En 1967, l’éditeur Giovanni Volpe a publié un petit livre de Saint-Loup (pseudonyme de Marc Augier), I volontari europei delle Waffen SS, traduit et préfacé par Adriano Romualdi1. « En traduisant pour la première fois quelques-unes de ses pages dans notre langue, nous sommes heureux de signaler en Italie l’existence d’un écrivain d’une telle portée et de rendre justice à la mémoire des Waffen SS » (Saint-Loup 1964, 10). L’aspect le plus intéressant de cette préface réside dans son ton. L’apologie des Waffen SS est accompagnée d’expressions de salon typiques d’un style d’édition suranné : « Nous sommes heureux de signaler en Italie l’existence d’un écrivain d’une telle portée » de faiblesses petites-bourgeoises à l’égard du prestige de l’aristocratie : « la présence dans les rangs de la SS d’une élite de personnes compétentes et intelligentes parmi lesquels de nombreux aristocrates (y compris certains membres des maisons régnantes allemandes) » (Saint-Loup 1964, 6) de l’attribution de vertus absolument bourgeoises au chef de la SS : « le dévouement méthodique de Himmler au travail » (Saint-Loup 1964, 6) et même d’une citation d’un homme de droite, mais de la droite bourgeoise triviale et opportuniste, Konrad Adenauer, cité à comparaître comme témoin de moralité, et dont les paroles sont restituées avec la plus grande complaisance : « Les Waffen SS étaient des soldats comme les autres » (Saint-Loup 1964, 9n.)

On a envie d’objecter que Himmler a sans doute travaillé dur et méthodiquement (il était assis à son bureau tous les jours de huit heures à vingt heures, annotant méthodiquement des milliers de feuilles d’un gel [= gelesen, « lu »] suivi de sa signature, HH, qu’il prenait soin de souligner (Manvell et Fraenkel 1965), mais qu’apparemment, il se prenait aussi pour la réincarnation de l’Empereur romain et Roi de Germanie Henri Ier l’Oiseleur et qu’il aurait donc sans doute préféré être considéré digne de passer à la postérité pour d’autres vertus, bien plus exceptionnelles, que le « dévouement méthodique au travail ». De la même façon, Himmler et les autres officiers supérieurs qui portaient sur leurs galons « les runes de la victoire » (Manvell et Fraenkel 1965, 6) auraient vraisemblablement peu apprécié le qualificatif de « soldats comme les autres ». Himmler réunissait non seulement régulièrement autour de sa table, en privé, un nombre fixe de douze convives, dans lesquels on peut reconnaître au choix les Chevaliers de la Table Ronde, les douze du Conseil Circulaire du Dalaï-Lama, les douze membres du Cercle Intérieur de l’Agarttha ou n’importe quelle autre douzaine ésotérique2, mais il parlait également très explicitement non pas de « soldats comme les autres », mais bien d’ un Ordre de sang pur, pour servir l’Allemagne »3, doté d’un riche appareil rituel et symbolique.

Au procès de Nuremberg, la SS fut qualifiée d’ association criminelle ». C’est avant tout cette accusation qu’Adriano Romualdi cherche à réfuter dans son introduction. Dans la note où il cite entre autres Adenauer, il considère suffisant de déclarer : « Bien que les Waffen SS n’eussent joué aucun rôle dans la persécution des Juifs, le tribunal de Nuremberg les classa comme “association criminelle” ». Il est intéressant de noter que Romualdi mentionne dans le même livre la « tragédie des Juifs » il écrit dans une note (Romualdi 1996, 36) :

Les atrocités inimaginables commises par l’Armée Rouge contraignirent quinze millions d’Allemands à fuir […]. Trois millions périrent, en raison des difficultés et des mauvais traitements, ou bien systématiquement exterminés par les Soviétiques, ou encore déportés en Sibérie. Des milliers d’entre eux se suicidèrent avec leurs familles pour éviter de subir les sévices des Russes. C’est une tragédie que l’Occident ignore, « mais qui n’est en rien inférieure à celle des Juifs » [c’est nous qui soulignons].

Romualdi admet donc lui-même qu’il y eut une « tragédie des Juifs », telle qu’elle mérite d’être citée à titre de comparaison avec ce qu’il déclare être une autre tragédie terrible, qui ne lui est « en rien inférieure ». Mais alors, qui fut responsable selon lui de la « tragédie des Juifs » Pas les SS en tout cas, affirme-t-il. D’autres soldats allemands, donc Dans ce cas, il n’est sans doute pas très avisé de présenter à titre de témoignage de moralité la déclaration selon laquelle les SS « étaient des soldats comme les autres ». Si paradoxale qu’elle puisse sembler, l’impression est bien celle-ci : Romualdi ne semble avoir recours à la fable des « soldats comme les autres » que par commodité de propagande, et apparaît finalement tout à fait convaincu de la différence radicale entre les SS et les autres soldats allemands.

À Nuremberg, la plupart des officiers supérieurs de la SS qui figuraient parmi les inculpés suivirent effectivement la ligne de défense des « soldats comme les autres ». Certains d’entre eux, cependant, comme le général SS Otto Ohlendorf, insistèrent sur « les valeurs purement spirituelles » que leur génération avait découvertes dans la SS en lieu et place du vide causé par le dépérissement puis la mort du christianisme. Ohlendorf était, pourrait-on dire, un homme de culture, diplômé en droit et en économie. Il fut le chef de la IIIe Division de l’Office Central de la Sécurité de Himmler et expert en commerce extérieur au Ministère de l’Économie du Reich il dirigea l’Einsatzgruppe D en Russie entre juin 1941 et juin 1942 et, comme il l’admit lui-même à Nuremberg, fit exterminer environ quatre-vingt-dix mille hommes, femmes et enfants4. La ligne de conduite des inculpés SS à Nuremberg dépendait d’une raison concrète : tenter d’échapper à la condamnation en vertu du principe selon lequel des « soldats comme les autres » ne devraient pas être passibles de poursuites pour des crimes commis dans l’accomplissement du devoir militaire il est donc logique qu’à cette occasion les officiers SS aient choisi de renoncer temporairement à la fierté de se présenter comme des soldats différents des autres, « un Ordre » […]

Mais en 1967, aux yeux d’un défenseur des SS comme Adriano Romualdi, les considérations de prudence qui pouvaient valoir pour les officiers jugés à Nuremberg n’avaient plus lieu d’être. D’autres motifs ont évidemment dû entrer en ligne de compte […]

Romualdi fut, si ce n’est l’ami, du moins l’apologiste de Julius Evola, dont il écrivit une sorte de biographie culturelle (Romualdi 1996) […] Dans son livre autobiographique, Evola affirme en substance que la Tradition et la civilisation autre se sont définitivement retirées de la phase actuelle de l’histoire du monde et qu’il ne faut donc plus espérer de salut provenant du rapport individuel avec cette Tradition : on ne peut plus que défendre son intériorité en parfaite apolitía,

il faut s’appliquer au problème purement individuel consistant essentiellement à faire en sorte que « ce sur quoi je ne peux rien, sur moi ne puisse rien » […] Il n’existe plus rien, dans le domaine politique et social, qui mérite vraiment un total dévouement et un engagement profond.

Sauf, il fallait s’y attendre, en ce qui concerne la lutte contre le communisme, parce que si pour « l’homme de la Tradition », « l’opposition entre “Orient”et “Occident” » est insignifiante, il n’en est pas moins vrai qu’ une prise de position peut être dictée par des raisons rigoureusement pratiques, dans la mesure où l’Orient communiste implique l’élimination physique de quiconque ne se plie pas à sa loi » (Romualdi 1996, 195‑203).

Adriano Romualdi exhorte au contraire à l’action : la tâche grave et sacrée qui échoit aux véritables révolutionnaires-conservateurs consiste à faire naître un nationalisme de la Nation Europe en dépassant les nationalismes de leurs patries respectives et en défendant ardemment « la civilisation européenne ». Alors que le nazisme et le fascisme, bien que prémonitoires sous de nombreux aspects, demeuraient liés à leur époque, les SS furent les véritables précurseurs de ce nationalisme européen dont il s’agit de s’inspirer activement

En 1944, sur les 910 00 soldats de la Waffen SS, plus de la moitié étaient des étrangers. C’est ainsi que la Waffen SS devint à la fois le point de rencontre de la jeunesse guerrière d’Europe et une expérience révolutionnaire qui rendait caducs les cadres de référence du vieux nationalisme. Avec la Waffen SS, le fascisme, qui était jusqu’alors resté un mouvement essentiellement nationaliste, se fit européen et lutta pour une unité impériale européenne contre l’américanisme et le bolchevisme. L’idée « aryenne » elle-même servit à élargir le champ de vision du fascisme allemand, et donc du nazisme, vers des perspectives d’abord nordiques et pangermaniques, puis plus clairement européennes (Romualdi 1996, 7‑8).

[…] L’apolitía prônée par Evola à la fin de sa vie ne s’oppose finalement pas tant que cela à l’activisme « européiste » de Romualdi. Il y a d’abord le dénominateur commun évident de la lutte contre le communisme : pour Evola, l’antithèse entre Orient et Occident est insignifiante aux yeux de l’homme de la Tradition, mais la légitimité d’une prise de position n’est justifiée que contre l’Orient (parce que les communistes, et seulement les communistes, tuent) pour Romualdi, les nationalistes européens, suivant l’exemple des SS, doivent lutter « contre l’américanisme et le bolchevisme » mais il est évident que « le plus féroce ennemi de la civilisation européenne [est] le communisme russe » (Romualdi 1996, 8). Il existe également un autre point de contact précis entre ces deux positions, l’une caractérisée par l’apolitía, l’autre tournée vers l’activisme. Evola préconise certes l’apolitía et la défense de rien de plus que l’intériorité individuelle, mais il prend également soin de préciser :

[…] pas pour tout le monde, pas pour le premier venu, mais bien pour un type particulier, pour l’homme de la Tradition, c’est-à-dire pour celui qui, intérieurement, n’appartient pas au monde moderne, pour celui dont la patrie et le lieu spirituel sont l’autre civilisation, et qui présente par là même une structure intérieure particulière (Evola 1983, 195).

Les autres, ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie de pur « homme de la Tradition » ou ne présentent pas « une structure intérieure particulière », peuvent cependant trouver eux aussi une place dans l’enseignement du dernier Evola. Celui-ci affirme en effet que son livre est également dédié

[…] à ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se détacher du monde actuel, à ceux qui sont prêts à l’affronter et à y vivre jusque dans ses formes les plus paroxystiques sans pour autant céder intérieurement, en y maintenant leur propre personnalité différenciée (Evola 1983, 196).

En d’autres termes : il y a des hommes « différenciés » et « indifférenciés ». Les premiers peuvent et veulent se détacher du monde actuel, et doivent pratiques l’apolitía. Les seconds, qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se détacher du monde actuel, ont le droit « d’y vivre jusque dans ses formes les plus paroxystiques », à condition qu’ils ne cèdent pas intérieurement. Il est évident qu’Evola se classait lui-même parmi les premiers mais Romuladi pouvait très bien appartenir au second groupe, ou du moins –au cas où il se serait lui-même situé parmi les premiers –remplir la fonction d’instructeur et d’animateur pour les seconds (ce n’est pas un hasard si, dans le petit livre sur la SS européenne, l’instructeur et l’animateur, au rang et à la personnalité nettement supérieurs à ceux des disciples, joue un rôle de premier plan). Les « hommes de la Tradition » sages, forts et purs, pratiquent l’apolitía ; ceux qui sont moins sages, moins forts et moins purs, à condition toutefois qu’ils soient capables de ne pas « céder intérieurement » à l’illusion de pouvoir « agir sur des processus qui ont désormais, après les derniers écroulements, un cours irréparable » (Evola 1983, 195), peuvent légitimement se consacrer à l’activisme « européiste » […]

Reste à savoir en quoi peut bien consister –dans le cadre fixé par Romualdi –la légitimité de l’activisme « européiste », si celui-ci ne sert finalement à rien (« processus qui ont désormais, après les derniers écroulements, un cours irréparable »).

Pour répondre à cette question, il faut considérer en premier lieu une chose : le schéma anthropologique proposé par Evola à la fin de sa vie est calqué très exactement sur celui que l’on retrouve dans de nombreuses doctrines initiatiques. Il existe deux classes de personnes : la classe de ceux qui ont atteint le second et plus haut degré de l’initiation, et la classe de ceux qui, ne pouvant pas ou ne voulant pas se détacher du monde, demeurent au premier degré. Le comportement de ceux-ci ne saurait être fort, pur et dépourvu d’illusions il faut donc que les initiés de niveau supérieur, les sages, orientent les initiés de niveau inférieur vers la réalisation d’objectifs mondains (dans le cas qui nous intéresse, l’activisme « européiste ») qui sont vains en tant que tels et dénués de toute utilité intrinsèque mais qui revêtent une précieuse fonction didactique. À force de poursuivre par discipline des objectifs vains, et de persévérer en même temps dans la défense de leur intériorité menacée par le contact avec le monde, les initiés de grade inférieur eux-mêmes, encore non suffisamment forts et purs, s’affermiront et deviendront un jour assez forts et purs pour pouvoir accéder au degré supérieur. Dans ce cas, le processus de perfectionnement, favorisé par un enseignement de la tâche inutile approprié, peut exiger bien plus que la vie d’un individu : on mise ici sur la race, comme l’ont toujours fait Evola et son disciple Romualdi, et la race se perfectionne, s’améliore, devient plus forte et plus pure au fil des générations peu à peu la race, et non l’individu singulier, accédera au degré le plus élevé de l’initiation les rares « hommes de la Tradition », s’ils parviennent à accomplir leur tâche, auront fait en sorte que de leur didactique des tâches inutiles naisse une « race de la tradition » […]

Élucubrations, rétorquera-t-on. Certes. Élucubrations si peu explicites qu’elles ne peuvent être comprises dans leur cadre véritable qu’avec les outils de l’anthropologie culturelle et de l’histoire des religions. Mais notre impression est que ces élucubrations jouent un rôle non négligeable dans les activités terroristes des dernières années5. Les bombes et les attentats ont bien évidemment eu une autre fonction dans la vie politique du pays. Mais l’on ne peut exclure ceci : que des personnes visant à participer au monde actuel « jusque dans ses formes les plus paroxystiques », ayant devant les yeux le modèle des SS et le mirage d’une race de la Tradition à atteindre à travers l’imposition de tâches inutiles, aient été armées et employées par d’autres à des fins bien moins métaphysiques (l’expression « tâches inutiles » évoque spontanément le geste inutile de certains personnages de Gide, le crime gratuit de Lafcadio dans Les Caves du Vatican, qui n’est cependant imposé par personne et tire précisément sa signification de cette gratuité).

Il ne faut évidemment pas s’attendre à trouver trace d’une expression telle que « tâches inutiles » dans les derniers écrits d’Evola, de Romualdi ou d’autres. Inutile d’indiquer au néophyte que la tâche qui s’impose à lui est inutile en tant que telle et revêt une fonction purement didactique, au sens où elle sert uniquement à perfectionner celui qui l’accomplit, à l’entraîner à se maintenir intérieurement fort et pur « jusque dans les formes les plus paroxystiques » de la vie de cette période historique. Le néophyte ne doit pas être informé de cela. Il ne faudrait pas courir le risque de le voir refuser d’accomplir sa tâche. Et aussi parce que –et c’est là quelque chose que les maîtres de l’enseignement ésotérique savent depuis toujours –le néophyte, quelle que soit sa bonne volonté et son talent (ou plutôt : plus son talent sera élevé), est sans cesse exposé à la tentation de se croire déjà parvenu à un niveau supérieur, déjà arrivé à maturité, et de refuser par conséquent les tâches inutiles exclusivement propédeutiques, réclamant que lui soient confiées des tâches déjà utiles en tant que telles. Il est sans cesse exposé au risque de manquer de discipline en se surestimant et de ne pas suivre jusqu’au bout le parcours de formation qui lui est indispensable. Les néophytes auxquels Evola et Romualdi avaient affaire étaient indubitablement imparfaits (comme le sont ceux à qui ont affaire les maîtres de la Tradition encore en vie aujourd’hui) et fort éloignés de l’autodiscipline rigoureuse de l’officier SS qui « n’était qu’un simple employé » fournissant du matériel humain pour les « expériences anatomiques » du professeur Hirt. Ils n’étaient pas encore soumis au « silence cosmique [qui] pesait sur les deux mille sept cents chambres de la “Burg”que près de dix mille hommes habitaient. Dix mille fantômes  » (Saint-Loup 1964, 46). Il était donc indispensable de leur faire croire que les tâches qu’ils devaient accomplir étaient déjà utiles en tant que telles, pour éveiller les consciences du pays, pour en finir avec la mollesse d’une population ayant perdu l’habitude de la rigueur et engourdie par le bien-être. Bref, pour préparer l’avènement de la Nation Europe qui, dans les écrits de Romualdi destinés aux néophytes, est un objectif politique profane, précis et relativement proche, mais qui, dans la pensée d’Evola et dans la pensée privée de Romualdi lui-même, correspond vraisemblablement à une race sacrée de la Tradition qui n’aurait guère pu modifier le cours des événements profanes dans cette phase du monde destinée à la fin, au Kali-Yuga6, mais aurait plutôt accompli le devoir métaphysique de l’homme affrontant la fin du cycle cosmique comme la sentinelle de Pompéi célébrée par Spengler : forte intérieurement, pure, imperturbable, immobile face à l’éruption au point de conserver sous les décombres l’attitude d’un cadavre « en alerte ».

Répétons-le, on ne peut absolument pas exclure ceci : qu’au moins une partie des actes de terrorisme des dernières années aient été conçus comme des tâches inutiles aux yeux des instructeurs, des maîtres de la Tradition, et présentés comme des tâches utiles en tant que telles aux néophytes. Le fait que leur planification et leur exécution aient vraisemblablement été favorisées et instrumentalisées par d’autres dans un but différent (alors même que les maîtres de la Tradition étaient persuadés d’instrumentaliser eux-mêmes ces soutiens à leurs propres fins) a sans doute contribué à inspirer ces actes de terrorisme au moment opportun. Mais si notre hypothèse est vraie, elle peut également permettre d’expliquer certains actes de terrorisme pour lesquels il est difficile d’appliquer la méthode du cui prodest (à moins que l’on ne suppose l’idiotie des exécutants, qui reste toujours envisageable). Dans leur très grande majorité, les bombes et les attentats ont clairement profité à quelqu’un toutefois, dans de rares cas, on en vient à se demander qui, si ce n’est un idiot (qui peut bien sûr exister), a bien pu croire qu’il en tirerait un quelconque bénéfice. Et rien n’indique que des cas de ce genre ne seront pas amenés à se répéter. S’il y a effectivement derrière le terrorisme des concepteurs de tâches inutiles, on ne peut exclure que ceux-ci puissent parfois échapper au contrôle de qui a intérêt à les instrumentaliser afin de faire exploser la bombe au moment voulu.

Le néofascisme « sacré », « ésotérique » est celui des maîtres de la Tradition. Le néofascisme « profane », « exotérique » appartient à ceux qui instrumentalisent ces maîtres. Ce sont deux styles idéologiques différents. Les deux styles de comportements, au visage féroce ou en costume trois-pièces, se vérifient aussi bien dans les attitudes qui caractérisent les hommes de la Tradition qui « ne peuvent pas ou ne veulent pas se détacher du monde actuel » que dans celles propres aux néofascistes profanes. Almirante7, profane et exotérique, alterne entre l’un et l’autre style à sa convenance mais Adriano Romualdi, sacré et ésotérique (quoiqu’avec beaucoup de précautions et souvent masqué, pour des raisons pédagogiques), en faisait déjà autant, lui qui était certes tout à fait disposé à embourgeoiser les Waffen SS dans la préface du livre que nous avons analysé, mais qui dans une note du même livre, lorsque l’instructeur SS « dominé par son intelligence » et tout à la fois « mince et puissant » chargé de faire « le cours de Weltanschauung » déclare : « Il y a longtemps que moi aussi, lorsqu’on me parle d’intelligence je sors mon pistolet  », commentait :

« Quand j’entends parler de culture je relâche la sécurité de mon revolver ». Cette phrase célèbre a tour à tour été attribuée à Hans Johst et au maréchal Göring. Aujourd’hui, en 1967, avec le genre d’ intellectuels » qui se promènent en liberté en Italie et en Europe, il serait opportun de la remettre à l’honneur8.

Il est donc erroné d’affirmer que le style de comportement au visage féroce serait une prérogative des néofascistes « sacrés » par leur orientation idéologique et que le style en costume trois-pièces appartiendrait en propre aux néofascistes « profanes ». Les uns et les autres utilisent aussi bien les deux styles de comportements. Pour les néofascistes « sacrés », cela résulte du fait que l’usage des deux styles de comportements est lié à la pratique du monde – et ils ne recourent aux deux styles que lorsqu’ils « ne peuvent pas ou ne veulent pas se détacher du monde actuel » (Evola, l’homme de l’apolitía, ne fit usage ni du style au visage féroce ni de celui en costume trois pièces, mais seulement de celui du sage). Pour les néofascistes profanes, toujours immergés dans le monde, la chose est évidente. L’alternative : style de comportement au visage féroce ou en costume trois-pièces, brutalité martiale ou honnête affabilité, appartient au caractère profane et à la pratique politique qui lui correspond. Le néofascisme idéologiquement sacré l’accepte dans la mesure où il accepte d’interagir avec le profane.

Bibliographie

Bayle, François. 1953. Psychologie et éthique du national-socialisme. Étude anthropologique des dirigeants SS. Paris : Presses universitaires de France.
Chiarini, Paolo. 1959. Bertolt Brecht. Vol. 66, 68. Bari : Laterza.
Eliade, Mircea. 1991. Le Yoga. Immortalité et liberté. Vol. 261. Paris : Payot.
Evola, Julius. 1983. Le chemin du cinabre. Traduit par Philippe Baillet. Archè.
Guenon, René. 2018. Le Roi du Monde. Tradition. Paris : Gallimard.
Manvell, Roger, et Heinrich Fraenkel. 1965. Sans pitié ni remords. Heinrich Himmler. Paris : Stock.
Mittner, Ladislao. 1971. « Storia della letteratura tedesca. Dal realismo alla sperimentazione ». Einaudi III, t. 2.
Romualdi, Adriano. 1996. Julius Evola : l’homme et l’oeuvre. Traduit par G. Boulanger. Paris : Guy Trédaniel – Pardès.
Saint-Loup. 1964. Les hérétiques. Paris : Les Presses de la Cité.
Shirer, William L. 1961. Le Troisième Reich. Des origines à la chute. Vol. t. 2. Paris : Stock.

  1. Le livre I volontari europei delle Waffen SS est une traduction partielle de Saint-Loup (1964)↩︎

  2. Cf. Guenon (2018), 38-39↩︎

  3. Bayle (1953), 414. L’auteur de ce livre (qui rassemble quantité de documents et de déclarations des chefs des SS) est un psychiatre français qui eut la possibilité de s’entretenir longuement avec des officiers supérieurs des SS en attente de procès immédiatement après la fin de la guerre.↩︎

  4. Bayle (1953), 477. Une partie de la déposition d’Ohlendorf (mais pas la référence aux « valeurs purement spirituelles », qui se trouve dans le livre de Bayle) est reproduite dans Shirer (1961), 331-332.↩︎

  5. Jesi fait ici référence aux attentats néofascistes perpétrés pendant les années de plomb en Italie (NdÉ).↩︎

  6. Cette expression sanskrite (utilisée par Evola) désigne dans le tantrisme le dernier des cycles cosmiques, la « présente étape cosmico-historique où l’Esprit se trouve caché et “déchu”dans une condition charnelle », dans laquelle « la vérité est ensevelie dans les ténèbres de l’ignorance. C’est pourquoi de nouveaux Maîtres apparaissent continuellement et réadaptent la doctrine atemporelle aux faibles possibilités d’une humanité déchue ». Nous citons Mircea Eliade (1991), 261, 293. Nous tirons la définition du Kali-Yuga de ce livre (qui est du reste un ouvrage sérieux et scientifiquement rigoureux) parce qu’Evola entretint des rapports directs avec Eliade et avec son cercle (ou plutôt avec le cercle de son maître Nae Ionescu et avec celui de Codreanu) de fascistes roumains (voir plus haut p. 64 et suiv.). Romualdi lui-même en parle dans Julius Evola Romualdi (1996), 74.↩︎

  7. Giorgio Almirante était la principale figure du Mouvement social italien, parti d’extrême droite fondé après-guerre par d’anciens membres du régime fasciste (NdÉ).↩︎

  8. Saint-Loup (1964), 102 et note dans la traduction italienne d’A. Romualdi (1996), 27. Hanns [et non pas Hans] Johst, président de la Chambre de la littérature du Reich et de l’Académie allemande de poésie de 1935 à 1945, n’était pas vraiment un « auteur raté » comme le prétend Shirer (Shirer (1961), t. 1, 266) et comme l’était en revanche effectivement Goebbels. Il fut l’auteur de drames expressionnistes tels que Der Einsame. Ein Menschenuntergang (1917) qui eurent un certain succès dans le panorama de l’époque (Baal de Brecht est une sorte de parodie de Der Einsame). L’œuvre explicitement nazie de Johst s’intitule Schlageter (1933), à la mémoire de A. L. Schlageter, fusillé en 1923 par les Français comme saboteur et dépeint par Johst comme « le dernier soldat de la Grande Guerre, mais le premier soldat du Troisième Reich » (cf. Chiarini (1959), 66, 68, 71; Mittner (1971), 1274).↩︎