No. 01 — Hors-thème

Choisir entre des miettes et rien du tout : lumière sur deux dilemmes philosophiques des conseillers en politiques publiques

Victor Babin ORCID logo , École de technologie supérieure
Marc-Kevin Daoust ORCID logo , École de technologie supérieure

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: vulgarisation, recommandations, politiques publiques, philosophie appliquée

Télécharger en PDF

Cet article est une vulgarisation d’une publication récente : M.-K. Daoust et V. Babin, « Deux enjeux philosophiques entourant la structure des recommandations issues du secteur public », Dialogue, DOI : 10.1017/S0012217323000227

Au Québec, nous avons tous été marqués par la tragédie entourant le décès de Joyce Echaquan. Après une série d’audiences publiques et plusieurs mois d’attente, l’enquête du Bureau du coroner du Québec prend fin : la coroner Géhane Kamel publie ses recommandations et les solutions qu’elle propose pour éviter que de telles tragédies se reproduisent. La première recommandation de la coroner Kamel est que le gouvernement du Québec reconnaisse l’existence du racisme systémique et s’engage à l’éliminer. Toutefois, les membres du gouvernement du Québec avaient alors déjà refusé maintes fois d’en reconnaître l’existence. On peut donc présumer que cette recommandation sera ignorée. Pourquoi faire une recommandation au gouvernement si l’on sait qu’il n’a pas l’intention de la suivre ?

D’un côté, il semble que nous devrions faire des recommandations en fonction de ce que nous pensons être idéal, souhaitable ou optimal. La première recommandation du rapport de la coroner reflète probablement sa conviction sincère que la reconnaissance du racisme systémique serait idéale. D’un autre côté, émettre des recommandations en sachant qu’elles seront ignorées peut paraître inutile, voire contreproductif. Dans des situations telles que celle vécue par la coroner Kamel, serait-il préférable de faire des recommandations qui compensent pour le refus du gouvernement de reconnaître l’existence du racisme systémique ?

La situation vécue par Kamel est courante. Les experts et les conseillers du secteur public doivent faire des recommandations aux décideurs. Cependant, ils savent que pour diverses raisons d’ordre politique, social ou économique, leurs recommandations font très souvent l’objet d’une conformité partielle, c’est-à-dire que certaines d’entre elles ne sont pas mises en application et que d’autres sont seulement partiellement appliquées.

La conformité partielle aux énoncés des recommandations soulève plusieurs problèmes philosophiques interreliés, notamment les suivants : est-ce qu’un conseiller en politiques publiques devrait être sensible au fait que les décideurs entérinent rarement toutes les recommandations qui leur sont adressées ? Est-ce que les conseillers politiques devraient adapter leurs recommandations afin d’éviter de formuler des recommandations qui seront probablement ignorées ? Est-ce que le fait d’ignorer une recommandation affecte les autres recommandations ? Est-ce que certaines recommandations sont « inséparables » ?

Pour élucider ces questions, nous avons documenté les types d’interactions observées entre différentes recommandations de politiques publiques. Pour ce faire, nous avons analysé les recommandations récentes formulées par quatre organismes publics québécois, soit le Bureau du coroner (BC), la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST), la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) et le Protecteur du citoyen (PC).

Cette recherche nous interpelle pour différentes raisons. La principale est qu’il est impensable, en 2024, d’imaginer des institutions publiques fonctionnelles sans le type de travail mené par les conseillers en politiques. Le cabinet du premier ministre du Canada compte, à lui seul, une centaine d’employés. Bon nombre d’entre eux ont pour mandat de traiter et de valider des recommandations provenant de milliers de conseillers œuvrant pour des ministères et des agences publiques partout au pays. Le pays serait absolument ingérable sans les recommandations des conseillers. Étudier la manière dont on formule des recommandations, c’est se pencher sur un des maillons centraux de la chaîne décisionnelle des démocraties libérales.

Dans ce qui suit, nous présentons un survol de nos observations. Puis, nous analysons deux enjeux philosophiques qu’elles soulèvent : le premier concerne l’inséparabilité des recommandations ; le second, leur stabilité.

Nos observations

Voici ce qui ressort de notre analyse. D’une part, des remarques entourant le réalisme ou l’applicabilité des politiques se trouvent dans près de la moitié des documents analysés. Les conseillers du secteur public se soucient donc de savoir si leurs recommandations seront appliquées.

D’autre part, sur le plan formel, toutes les recommandations contenues dans les documents que nous avons étudiés étaient présentées sous la forme d’une liste. Cela peut sembler anodin, mais faisons gaffe : cette manière de présenter les recommandations au décideur ne rend pas compte des potentielles interactions entre les recommandations d’un avis.

Pour illustrer, prenons un cas facile à comprendre. Vous êtes conseiller en politiques publiques pour un organisme qui vise la protection de l’environnement et la lutte aux changements climatiques. Vous avez trois principales recommandations en tête :

  1. Imposer l’achat des véhicules rechargeables sur les routes d’ici 2035.

  2. Augmenter la production d’énergie renouvelable.

  3. Réduire significativement l’exploitation, la transformation et l’utilisation de combustibles fossiles.

  4. Optimiser la consommation énergétique du secteur résidentiel.

Aucune de ces recommandations n’est pertinente indépendamment des autres. Par exemple, si on mettait en application la première et qu’on ignorait les autres, nous pourrions nous retrouver avec un parc automobile électrique rechargé par des centrales au charbon ou au gaz. L’impact environnemental de ce choix isolé ne serait pas intéressant. Si on augmente la production d’énergie renouvelable sans réduire la production d’énergie non renouvelable, cela peut également donner lieu à davantage d’émissions de gaz à effet de serre. Si on ne fait que réduire la production et l’utilisation d’énergie non renouvelable, on peut se retrouver avec un grave déficit énergétique. Si on ne fait qu’optimiser la consommation énergétique dans un secteur, il pourrait y avoir un effet rebond et la consommation pourrait augmenter dans un autre secteur.

Pour le dire simplement, ces recommandations sont pertinentes lorsqu’elles font bloc. Elles sont inséparables, parce qu’elles interagissent entre elles. Or, la liste numérotée ne nous permet pas de rendre compte de ces interactions. Au contraire, elle sépare, ou isole, les recommandations les unes des autres. Nous avons voulu mieux documenter les différents types d’interactions que l’on peut observer entre des recommandations. Les interactions qui nous intéressent peuvent être divisées en deux grandes catégories :

  1. Les interactions « d’application ». Deux recommandations interagissent entre elles sur le plan de l’application lorsque la mise en application de l’une rend possible (ou impossible) la mise en application de l’autre. Par exemple, s’il est impossible de mettre la recommandation 1 en branle sans aussi adopter la recommandation 2, alors ces recommandations présentent une interaction sur le plan de l’application. Nous avons relevé ces interactions dans 21 des 40 documents analysés.

  2. Les interactions dans les effets. Deux recommandations interagissent entre elles sur le plan des effets lorsque la mise en application de l’une change les effets de l’autre. Par exemple, si deux recommandations ont un effet combiné plus grand que la somme de leurs effets individuels, alors ces deux recommandations présentent une interaction dans leurs effets. Nous avons relevé la présence claire de ce type d’interaction dans 17 des 40 documents analysés.

Ces observations soulèvent au moins deux problèmes philosophiques entourant la manière de formuler des recommandations dans le secteur public.

L’enjeu des recommandations inséparables

Le premier enjeu concerne l’inséparabilité de certaines recommandations. Comme nous l’avons vu, les conseillers produisent des listes de recommandations distinctes les unes des autres. Généralement, les recommandations sont numérotées et présentées dans des encadrés distincts. Les interactions entre ces recommandations sont rarement soulignées. Or, ces interactions sont importantes et peuvent affecter la qualité des décisions prises par le décideur, surtout lorsque ce dernier a tendance à ignorer des recommandations.

Reprenons l’exemple discuté plus tôt. Supposons qu’un conseiller veuille réduire les émissions de gaz à effet de serre. Par rapport à cet objectif, les quatre recommandations sont synergiques, c’est-à-dire que leur effet combiné est beaucoup plus grand que leurs effets individuels.

Maintenant, imaginons que le décideur ignore la troisième recommandation, soit de réduire la production et l’utilisation de combustibles fossiles. Or, le décideur tient à suivre au moins en partie les conseils qu’il reçoit. Il décide donc d’optimiser la consommation résidentielle, d’augmenter la production d’énergies renouvelables et d’imposer l’achat de véhicules rechargeables.

Bien qu’il accepte trois recommandations sur quatre, le décideur ne réduira pas nécessairement les émissions. C’est que les quatre recommandations ci-dessus ont un sens lorsqu’elles sont prises ensemble, et non séparément les unes des autres. Ignorer ces interactions est une erreur décisionnelle. Malgré le bon vouloir du décideur, le résultat pourrait même être néfaste, et mener à une augmentation des émissions de gaz à effet de serre.

On observe souvent des interactions importantes entre les recommandations du secteur public. Afin de favoriser de bonnes décisions chez le décideur, il faudrait signaler clairement ces interactions entre les différentes recommandations, ou encore il faudrait que la structure même des recommandations révèle les interactions significatives entre différentes mesures. En ce moment, ces interactions sont rarement soulignées dans les avis du secteur public. De plus, le format standard de présentation des recommandations donne l’impression que celles-ci sont séparables.

On pourrait objecter que ce n’est pas un problème réel, puisque le décideur ne se dit jamais : « Mon but est de satisfaire le plus de recommandations possible provenant des conseillers, quelles que soient les interactions entre elles ». Pourtant, des raisonnements similaires sont souvent à l’oeuvre dans l’évaluation de suivi des recommandations.

En voici un exemple. Certaines institutions mesurent les progrès réalisés par les gouvernements et les ministères pour l’atteinte de certaines cibles sous la forme d’un pourcentage de mise en application. Autrement dit, on invite le décideur à mettre en application un pourcentage élevé de recommandations. Dans certains rapports, la cible à atteindre était de 75 %. Donc, si 100 recommandations sont faites, l’objectif est qu’au moins 75 d’entre elles soient mises en oeuvre.

Le problème avec ce type de raisonnement, c’est que la cible à atteindre ne tient aucunement compte des interactions entre les recommandations proposées. En effet, ce n’est pas le fait de cocher le plus de recommandations sur une liste qui détermine si nous prenons une bonne décision, c’est plutôt l’effet global de la mise en application.

L’enjeu de la stabilité des recommandations

Le second enjeu est en partie lié au premier. Il concerne la manière de faire des recommandations « stables ». Les conseillers du secteur public font face à un problème d’instabilité au moment de formuler leurs recommandations.

Comme nous l’avons vu, les conseillers du secteur public se soucient fréquemment de l’applicabilité et du réalisme de leurs recommandations. Autrement dit, les conseillers veulent que leurs recommandations soient appliquées. Toutefois, les conseillers savent que le décideur se limite souvent à une conformité partielle aux recommandations. Il y a donc un décalage entre les désirs des institutions qui émettent des recommandations et les attentes réalistes qu’elles peuvent avoir à l’égard des institutions en charge.

Mettons-nous dans les souliers d’un conseiller qui, parallèlement au Bureau du Coroner, développe un ensemble de recommandations visant la lutte au racisme systémique. Il apprend ensuite qu’il y a de fortes chances que cet ensemble de recommandations fasse au mieux l’objet d’une conformité partielle. Comment un conseiller raisonnable pourrait-il réagir à cette information ? Si les recommandations initialement proposées présentent des interactions significatives, le conseiller pourrait être tenté de les réviser. Lorsque le décideur a de fortes chances d’ignorer certaines recommandations, les ensembles de recommandations qui présentent des interactions significatives sont instables. Pire encore : le plan révisé pourrait lui aussi être ignoré en partie.

Tant que le conseiller croit que ses recommandations ont de bonnes chances d’être ignorées, et que les recommandations présentent des interactions significatives, il se trouve dans une situation d’instabilité et pourrait être porté à les réviser.

C’est probablement le dilemme auquel la coroner Kamel a fait face. Dans cette situation, même si le gouvernement n’avait pas l’intention de reconnaître le racisme systémique ni de l’éliminer, elle a tout de même décidé d’émettre la recommandation.

On pourrait objecter que le simple fait qu’un décideur ignore une recommandation ne signifie pas qu’elle doive être omise. À ce moment, l’instabilité ne serait pas un problème sérieux, parce que les recommandations pourraient avoir leur raison d’être même si le décideur les ignore. Si le travail du conseiller revenait simplement à identifier des recommandations que le décideur est susceptible d’accepter, alors les objectifs valables des institutions ne seraient probablement pas atteints.

Cette objection rappelle l’une des fonctions importantes des recommandations du secteur public. Dans le cas du Bureau du coroner, par exemple, leur mission est de prévenir les décès, et si une recommandation contribue à réduire le risque de décès, elle est pertinente. C’est son mandat de faire de telles recommandations, que le décideur en tienne compte ou non. En ce sens, le fait que le décideur compte ignorer certaines recommandations apparaît secondaire pour leur formulation.

Malheureusement, ce ne sont pas toutes les institutions du secteur public qui peuvent se permettre l’audace de la coroner Kamel. Les institutions tiennent généralement à proposer des politiques et des mesures qui mèneront, ultimement, à de meilleures décisions. Or, dans certaines circonstances, la conformité partielle aux recommandations est néfaste ou contreproductive. Ainsi, pour proposer des politiques qui mènent à des résultats positifs, ces institutions ne peuvent faire fi de l’enjeu de la conformité partielle.

Le fait de savoir que des recommandations seront en partie ignorées pose un véritable casse-tête aux conseillers du secteur public. D’un côté, les institutions doivent tenter d’identifier des recommandations qui sont cohérentes avec leurs objectifs. Mais de l’autre, elles doivent tenter d’identifier des recommandations qui ne sont pas contreproductives. Ces deux désidératas de la recommandation ne sont pas toujours pleinement compatibles entre eux.

Il existe au moins deux manières de résoudre ce problème d’instabilité. Les deux comportent leur lot d’inconvénients. D’une part, les conseillers pourraient se limiter à formuler des recommandations qui n’interagissent pas entre elles. De cette façon, chaque recommandation est pertinente et bénéfique séparément des autres. D’autre part, les conseillers pourraient modifier ses recommandations de sorte à réduire la probabilité que le décideur les ignore. Par exemple, le conseiller pourrait s’en tenir à des recommandations minimales et faciles à mettre en œuvre, de sorte que le décideur ait peu de raisons d’en ignorer certaines.

Cependant, ces deux solutions ne seront pas toujours disponibles ou désirables. La première ne fonctionne que dans des situations très simples. Du moment que différentes variables sont interdépendantes, il peut être très difficile d’identifier des recommandations qui sont totalement séparables. Quant à la seconde solution, rien ne garantit que des recommandations minimales puissent réellement atteindre les objectifs valables poursuivis par les institutions.

Une lumière d’espoir

Les philosophes ont des outils théoriques pour résoudre ce problème. Nous sommes des experts de l’étude des relations entre des énoncés, de la manière de structurer des idées et des principes de mesure. Notre espoir est que, dans les prochaines années, nous pourrons travailler de concert avec les institutions publiques pour bonifier les pratiques de recommandation. Chaque geste compte pour veiller à la santé de nos institutions publiques.