No. 01 — Hors-thème

L’amour au-delà des illusions

Alicia Mbouiti, Cégep Garneau

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: concours philosopher

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Avez-vous déjà rencontré une personne livresque, c’est-à-dire une personne dont les connaissances proviennent uniquement de lectures et non d’expériences vécues ? La personne livresque est portée par un idéal, celui de l’imaginaire. Lorsqu’on parle d’amour, notre imaginaire ne peut s’empêcher de se référer au grand livre du monde, nourri par ces belles histoires d’amour qui émerveillent la psyché. Ces histoires racontent un amour inconditionnel entre deux êtres qui ne peuvent plus se passer l’un de l’autre : les deux aimés s’avouent leur flamme et se jurent fidélité « pour toujours et à jamais ». Invariablement, l’amour passe de simple sentiment à fervent engagement. D’un autre côté, la littérature a également donné naissance à des personnages comme Don Juan, qui vont de conquête en conquête sans jamais s’engager - conquête qu’on n’hésite pourtant pas à qualifier « d’amoureuses ». Où donc est l’amour si le sentiment n’est pas mutuel ? Don Juan avait toutefois compris ceci : pour faire surgir l’amour chez l’autre, il lui fallait promettre d’aimer. Une question résonne derrière cette observation : en fin de compte, à quoi l’amour engage-t-il exactement? L’amour est une promesse de tout, nous ont dépeint des philosophes comme Platon et Nietzsche. L’amour est une promesse de rien, nous rétorquerait la littérature don juanesque. Ainsi, pour révéler la nature de l’engagement sur lequel repose l’amour, il faut préalablement interroger ce qu’est l’amour et, d’abord, éliminer tout ce qui ne s’y apparente pas. L’amour, selon moi, n’est ni une ruse de la biologie pour assurer la survie de l’espèce humaine, ni une appétence sexuelle, ni la poésie organique des hommes. L’amour serait plutôt quelque part entre-tissé dans les espaces de ces définitions.

Tout d’abord, l’amour n’est qu’un stratagème de la nature humaine. L’amour est la condition même de notre existence, confirmeraient certains. En effet, la promesse d’amour est la raison fondamentale de la survivance de l’espèce humaine. Le nouveau-né vulnérable exige une assistance continuelle qui n’aurait pas lieu sans l’amour et l’affection d’un progéniteur pour son descendant. Ce point de vue est présenté par Schopenhauer, qui défend l’engouement de l’homme à la poursuite de sa satisfaction personnelle, si bien que la poursuite de son propre bien lui permet de maintenir son espèce en vie. L’amour trouve donc son contrat dans une nature humaine qui ne peut atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n’en est un que pour l’espèce (Schopenhauer 2014). Pourtant, avec l’évolution des amours, nous avons perçu une diversification de ses rapports. Au fil du temps, les frontières de l’amour explosent dans un monde moderne où homosexualité, bisexualité, pansexualité et polyamour interagissent et se multiplient. Sans oublier les amours gériatriques qui persistent… Comment expliquons-nous que dépassant l’ultimatum de la fertilité, les hommes continuent de s’aimer? Il s’avère insensé de restreindre l’amour comme étant une simple ruse de la reproduction, puisqu’avec les siècles, les hommes ont appris à aimer, c’est-à-dire à se considérer mutuellement comme tout autre chose que des géniteurs potentiels (Gazalé 2012). En réduisant l’amour à un destin biologique, on invisibilise l’hypostase et l’apparition de l’ensemble des relations amoureuses. Il faut donc séparer l’amour de la reproduction pour comprendre le serment des êtres humains unis par amour.

La science nous apprend alors que l’amour est une construction émotive qui repose sur ce que la neurobiologie appelle un circuit de la récompense (Arteau Mcneil 2018, 119.). La mystérieuse mécanique du coeur nous révèle que l’amour ne diffère en rien de notre appétence pour le sucre, le gras, l’alcool, la nicotine, ou bien même les drogues ; l’amour n’est somme toute qu’une grossière dépendance. L’ère contemporaine ne se sentirait pas honteuse de libérer l’homme de la souffrance causée par l’amour et de tout son vocabulaire appelé par le désir, le fantasme, la fidélité allant jusqu’à l’anxiété pour enfin se contenter d’y attribuer qu’un engagement chimique de l’être. Car, réflexion faite, le seul engagement décelé dans l’amour réside dans l’attraction organique du corps terrien pour un autre terrien… Voici que la thèse scientifique nous ramène toujours au désenchantement de l’humanité. L’amour n’engagerait-il qu’à une attraction et une attirance instiguées par un déterminisme chimique et par l’échange de substances? L’amour n’est-il rien d’autre qu’une dépendance? Je pense bien que non, c’est ainsi que pour comprendre ce à quoi l’amour engage, il faut impérativement différencier l’amour de l’attraction sexuelle. L’amour serait plutôt la sublimation des sens. Pour dire que l’amour se définit au-delà de l’expérience organique subie par le corps, l’amour est la prose de ces sensations : l’amour est l’oeuvre de nos histoires - la romance de notre littérature. Les poètes nous intiment que c’est grâce à l’expression des arts, au sein des contes et des histoires que peut s’incarner le véritable amour. Si tel est le cas, l’amour engagerait ni plus ni moins qu’à la plus célèbre des illusions. Car tout comme l’histoire du monde, l’histoire de l’amour aurait débuté par un « il était une fois». Par exemple, la conception platonicienne de l’amour a introduit au monde l’imaginaire des âmes soeurs par le mythe des androgynes.

Au demeurant l’être humain était entier, il possédait le genre mâle et le genre femelle en lui. Sa complexion était si parfaite qu’il ne souffrait de rien et sa fierté était si grande qu’il se mit à escalader le ciel pour combattre les dieux. Ces derniers, embarrassés, décidèrent de les séparer en deux entités distinctes. Démunis d’une moitié d’eux-mêmes, les hommes tentèrent si bien que mal de se joindre à nouveau. Ils s’embrassèrent, s’enlacèrent… et de cette union naquit Éros (Platon 2021, 67‑81.). Le mythe des androgynes, par Aristophane, avait initialement pour objectif d’expliquer l’amour de manière naturaliste, une force extérieure propulsant l’homme dans les bras de son âme soeur - causant désir - surgissant Amour. Or, voilà que l’époque contemporaine, ennuyée par son quotidien, se met à romancer le monde et ses concepts pour lui donner un sens plus beau. Le mythe des androgynes transmutant depuis vers ce qu’on qualifie d’amour aujourd’hui : un manque perpétuel, imagé par des récits. Il va sans dire qu’en définissant l’amour par le désir de fusion, on conduit l’humanité à une souffrance palpable où le manque de l’autre fait sombrer l’homme dans la conscience douloureuse de son incomplétude. On peut penser à l’amour qui unissait Tristan et Iseult, Roméo et Juliette ou encore Jack et Rose au sein du Titanic ; un amour qu’il était impossible pour les amants de consommer. Un engagement dans une illusion pointant un amour incapable de résister au réel, l’amour ne pouvant se produire qu’une fois hors du monde. Cette conception de l’amour comme une sublimation des sens est centrée sur le sentimental et la passion de l’un pour l’image qu’il se fait de l’autre. C’est ce que nous indique Stendhal lorsqu’il mentionne que l’imaginaire de l’amoureux le trompe en le faisant aimer une autre personne que celle qui existe réellement (Lancelin et Lemonnier 2008, 61). L’amour ici dépeint est narcissique, il promeut la culture du manque, au sein d’un amour romantique inexistant dans le monde réel puisque l’autre se voit supprimé. La Rochefoucauld avait dit qu’il y a des gens « qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour (Rochefoucauld 1868) ». Et pourtant, le concept de l’amour semble avoir traversé toutes les époques et toutes les civilisations. Par conséquent, la définition de l’amour offerte par la romance et la passion semble insuffisante pour expliquer l’étendue de son engagement. Pour ainsi dire, si l’amour existe, il ne doit pas se réduire en une périssable histoire romantique, mais à une réalité plus vraie et plus viable; l’amour impossible ne reposant sur aucun engagement si ce n’est que l’illusion d’aimer. Il faut, dans ces conditions, décoloniser l’amour de la romance et l’observer sous la perspective plus concrète de son existence, pour comprendre l’étendue de son engagement.

Et voilà qu’il nous faut questionner : « Qu’est-ce qu’aimer dans le réel? ». Aimer l’autre, c’est avant tout le reconnaître en ce qu’il est. Blaise Pascal affirmait qu’« [on] ne peut aimer que les qualités d’une personne, jamais la personne en elle-même (Pascal 2015) ». L’amour véritable est, selon Pascal, impossible pour l’homme, puisque ce dernier est de nature inconstante. En effet, un homme peut être joli aujourd’hui et enlaidi le lendemain : il en arrive à perdre ses qualités aussi vite qu’il parvient à changer de chemise. Pascal reconnaît l’unique et véritable amour que s’il est dirigé vers Dieu : Dieu étant le seul être immuable qui existerait. J’aime Dieu inaltérablement, et, en retour, Dieu qui est témoin de mes inconstances m’aime véritablement… Par cette affirmation, Pascal semble toucher une première vérité au sujet de l’amour : l’amour est celui qui résiste au temps.

Ainsi, pour faire perdurer l’amour, les hommes devraient-ils impérativement l’instituer? C’est-à-dire construire l’amour sur des intérêts mutuels pour parvenir à dompter son instabilité. D’autant plus que les intérêts sont ce qui motive les humains à s’attacher, en regardant ce qui est avantageux pour eux. En fondant l’amour sur la volonté d’aimer, l’amour peut être. Nietzsche l’avait souligné dans la Généalogie de la morale : l’existence humaine repose sur la capacité de l’homme à promettre. L’être humain est le produit d’un dressage. Il a la spécificité de contrôler et d’orienter ses caractéristiques pulsionnelles, si bien qu’il est parvenu à élever en lui la volonté de promettre. De fait, l’amour repose sur l’élevage d’un animal qui puisse manifester la volonté de se rappeler et de dire demain je ferai, demain je t’aimerai, c’est ici que se trouve la naissance de l’amour. À l’endroit où l’être humain détient la faculté de faire subsister sa volonté afin de « répondre de lui-même comme avenir (Nietzsche 1996) ». L’amour ne se situe donc pas dans le sujet aimant ni dans l’objet de l’aimé comme le dessine la romance, la chimie et la biologie. L’amour se trouve en fait quelque part entre le sujet et l’objet, il se trouve enfin dans la volonté de chacun à tisser son histoire. L’amour devant surpasser l’épreuve de vérité, celui qui se confronte au temps où l’homme n’affronte plus son existence par lui-même, mais fait le choix d’affronter le monde avec son autre. L’amour réside dans l’actualisation de tous les jours, sa promesse d’amour, celle stipulant de l’un à l’être « je t’aime ». Car, dans l’esprit même de ces paroles, se profile la garantie du toujours. Au sens où l’acte de fidélité de l’amour ne se restreint pas au serment d’un mariage, il se manifeste en épousant l’aimé, dans un amour qui s’attache à durer en surmontant les obstacles de la réalité. L’éternité, avait conclu Alain Badiou, peut exister dans le temps de la vie; l’amour, qui est fidèle ou alors il n’est pas vraiment, en est la preuve1. Enfin, il me semble que cet espace de création, dans lequel se dessine l’amour, est aussi la réponse offerte par la mystérieuse femme au coeur du Banquet de Platon, Diotime. Diotime mentionnait que l’amour est un état intermédiaire où l’homme doit traverser toutes les étapes qui lui obstruent la vision du Beau. Effectivement, l’amant peut être éduqué à s’élever des corps beaux aux belles actions et des belles actions à la contemplation de l’idée vraie du Beau10. L’homme qui surpasse l’illusion du corps et de l’âme s’approche de plus près des idées, dans lesquelles il est possible de contempler l’art dans sa forme la plus finale. Prosaïquement, l’amour est l’oeuvre de soi. D’où la confection de quelque chose de singulier, d’unique, d’original et surtout de mystique. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » nous disait Montaigne. À quoi l’amour engage-t-il, pouvez-vous désormais me demander? L’amour n’engage à rien d’autre que l’engagement lui-même. Il faudrait réellement poser comme question, « l’amour est-il possible sans engagement? », pour enfin saisir toute son essence.

Au début de la réflexion, nous avons questionné ce en quoi l’amour pouvait engager. Nous avons exploré différentes conceptions de l’amour, de la ruse biologique à la volonté de tisser le lien et de le faire durer. Comme nous l’avons défini, l’amour est finalement promesse d’engagement. L’amour est au final l’engagement le plus absolu qu’un homme puisse entreprendre. Néanmoins, le monde déshabille l’amour de toute contrainte pour réduire cet acte d’engagement à la successions faciles de ses désirs. Quelle est l’urgence de questionner l’amour au temps de demain? L’humanité viendrait à sa perdition si elle venait à perdre la volonté de créer l’espace amoureux. Car l’amant sans engagement est un amoureux de lui-même, comme nous l’a montré Don Juan. Si l’éternité existe dans le temps, et ce, en vertu de l’amour, nous cesserons de vivre sans la promesse de ce toujours, ce fameux « je t’aime », qui ne manque pourtant à aucun langage. L’amour est actif, il est véritable; où l’homme n’a pas à fuir dans l’idéal pour le vivre, mais doit s’engager dans un ficelage éternel de ce sentiment. N’est-ce pas ici que se trouve la plus grande sagesse des hommes, aimer un être limité et réel pour enfin faire perdurer le temps?

Bibliographie

Arteau Mcneil, Raphaël. 2018. La Perte et l’héritage : Essai Sur l’éducation Par Les Grandes Oeuvres. Montréal : Boréal.
Badiou, Alain, et Nicolas Truong. 2011. Éloge de l’amour. Champs. Paris : Flammarion.
Gazalé, Olivia. 2012. Je t’aime à La Philo. Robert Laffont.
Lancelin, Aude, et Marie Lemonnier. 2008. Les Philosophes et l’amour. Paris : Éditions Plon.
Nietzsche, Friedrich. 1996. Généalogie de la morale. Sous la direction de Philippe Choulet. Traduit par Eric Blondel. GF 754. Paris : Flammarion.
Pascal, Blaise. 2015. Pensées. Sous la direction de Léon Brunshvicg. Paris : Flammarion.
Platon. 2021. Le Banquet. Paris : Gallimard.
Rochefoucauld, François de La. 1868. « Oeuvres de La Rochefoucauld », 23‑267. Paris : Hachette.
Schopenhauer, Arthur. 2014. Le monde comme volonté et comme représentation. Traduit par Auguste Burdeau. Quadrige. Paris : Presses universitaires de France.

  1. Badiou et Truong (2011): Le « Beau » présenté dans le Banquet de Platon fait référence au monde des idées - Théorie des formes. Ce sont les archétypes de toutes les conceptions, notions et idées accessibles à l’esprit humain, sans néanmoins en détenir la connaissance absolue. Pour parvenir à ce monde idéal, Platon a présenté l’analogie de la caverne où l’être humain, par l’amour de la sagesse, peut sortir de cette prison qui l’illusionne du vrai.↩︎