De la mort de Dieu, de l’égoïsme humain et des starets russes
Sofia Vaillant Forlini, Collège Jean-de-BrébeufDate de publication: 2024-03-01
Mots-clés: concours philosopher
On ne le dira jamais assez : Dieu est mort (Nietzsche 1901, 180).
Et, avec lui, sont mortes les anciennes bases de nos sociétés, qui justifient nos lois, qui régissent nos actions… Mais, surtout, qui nous lient. N’étant plus unies par un sens commun de morale ou de religion, nos communautés se sont retrouvées dépourvues de leur principal liant. Les humains qui les composaient se sont donc atomisés, séparés, individualisés. Les sociétés sont devenues de simples agrégats d’egos isolés, se contentant de coexister, mettant toujours de l’avant leurs propres intérêts, et ne s’assurant que de protéger leurs droits individuels (Walzer 1990, 6‑23). De la mort de Dieu est ainsi né l’individualisme libéral, dont meurent à petit feu nos collectivités. Les humains considèrent n’avoir envers leurs groupes que les obligations auxquelles ils ont consenti de manière contractuelle (Sandel 2017, 305‑57). S’ajoute enfin à ce diagnostic post-théothanatologique le fait que, dépourvus d’une morale religieuse commune, chaque être se sent libre de définir iel-même sa propre conception de la vie bonne, sans nul besoin, et souvent intention, de tenir compte des autres (Walzer 1990).
L’amour a-t-il survécu à la mort de Dieu? A-t-il encore le pouvoir d’engager les humains, alors que nous vivons de plus en plus seul au sein de masses toujours plus grandes? Si oui, qu’implique-t-il? Nous impose-t-il encore des obligations?
Loin d’être disparu, l’amour nous engage plus que jamais à adopter un code éthique et un fonctionnement politique spécifiques, étant essentiellement ce qui permettra de réduire la souffrance humaine et fondés sur une forme laïcisée de l’amour actif chrétien.
Cet amour survit résolument au fond de chaque être, puisqu’il existe au sein de tous un instinct dominant : celui de la survie. Cet instinct relève d’un élément précis : la peur de la mort, conséquence de deux éléments : l’amour de la vie et l’amour de soi 1. De là découle l’amour des autres, en raison du besoin de chaque humain d’évoluer au sein d’une communauté de ses semblables, ceux-ci ayant naturellement tendance à s’associer entre eux. Cette observation peut être expliquée par trois principaux éléments. Premièrement, l’humain ne peut se suffire d’un point de vue biologique (Guénard 2009). Deuxièmement, iel ne peut être pleinement humain s’iel est seul, puisqu’iel est doté de facultés ne pouvant être utilisées que si l’être évolue au sein d’un groupe (le langage, la distinction entre le bien et le mal (Aristote 1982, 600p. (pages 20–32 : 20‑32)) et que, seul, ne pouvant être confronté à quoi que ce soit d’externe, iel ne peut se transcender. L’autre permet de se remettre au défi et d’ainsi explorer son soi, en plus de donner un sens à son existence en la mettant en relation à d’autres (Beauvoir 1972, 296‑302). Troisièmement, l’humain considérant le bonheur comme finalité de son existence, celui-ci ne pouvant être atteint que si l’être est en situation de suffisance et pleinement humanisé, l’être a encore plus besoin de ces groupes (Aristote 1982). Désirant survivre, l’humain éprouve de la gratitude envers ce groupe qui permet sa survivance, ce qui ne peut que se muer en amour de la collectivité. Or, aimer un tout, c’est aussi aimer ses parties. Ainsi, l’humain aime nécessairement ses compagnons d’infortune terrestre, pour le simple fait que leur altérité permet la sienne.
L’amour a la particularité de ne pas être contingent. Reposant sur une caractéristique intrinsèque à tous les humains, la sociabilité, il se détache des spécificités de chacun pour s’attacher aux généralités, faisant fi de toutes préférences personnelles ou sociétales (Purvis 1991, 19‑34). Il se rattache ainsi à l’agapè, type d’amour dit « fraternel », dirigé vers l’ensemble de l’humanité, reconnaissant l’autre comme méritant de l’amour puisqu’il est humain, et ne réclamant rien en retour (Moseley s. d.). On peut constater que le respect et la reconnaissance que chaque humain a envers ses semblables forment essentiellement cette agapè, amour inconditionnel (Casey 2010, 15‑28). Or, si nous dépendons des autres pour survivre, et que nous désirons survivre, nous devons désirer la survie des autres et leur bien, puisque nous désirons qu’iels veillent sur nous et que nous puissions continuer d’exister au sein du groupe. C’est ici qu’entre en jeu un concept dostoïevskien : l’amour actif. Ce concept renvoie à l’agapè chrétienne de Kierkegaard (Purvis 1991), mais y ajoute une dimension plus concrète.
L’amour actif, est une agapè se concentrant sur l’être aimé, et oblige à l’action (Dostoïevski 2002, 509‑84). Contrairement à l’amour érotique contemplatif ou à une agapè passive qui ne constituerait qu’un vague sentiment désincarné, l’amour actif s’incarne à travers un souci constant pour l’autre et une prise d’action pour supporter, aider ou améliorer l’autre (Cato 2014). Exigeant une forme d’abnégation de soi ainsi qu’une forte humilité, il repose implicitement sur le fait que les humains sont tous responsables les uns des autres et qu’iels doivent en être conscient.e.s à chaque instant. Défini par la miséricorde, l’humilité et les actes concrets de bonne foi, l’amour actif est dirigé vers tous les humains, il doit donc causer chez l’être une acceptation de l’autre dans toute son altérité, cette différence permettant leur survie à tous deux et étant ce qui fait de l’Autre un humain (Dostoïevski 2002, 509‑84). Il est développé à partir de l’agapè: ne venant pas naturellement, il est appris de manière expérientielle, et inatteignable au même titre qu’un idéal kantien vers lequel on doit tendre sans espérer l’atteindre (Dostoïevski 2002, 509‑84).
Cet amour actif existe dans sa forme pure au sein de relations de proximité entre les humains (Purvis 1991). Il est fréquent qu’un frère se sacrifie pour un autre, qu’un parent sacrifie un rêve pour son enfant, qu’un enfant sacrifie son présent pour s’occuper d’un parent malade… Il survit et existe empiriquement. Si on ne l’observe pas –ou alors très peu –dans la sphère publique, s’il est confiné à la sphère privée, c’est que le contexte actuel pousse les humains à l’atomisation et que les seuls liens tangibles qu’il nous reste sont les liens familiaux ou d’amitiés (Walzer 1990). Or, puisqu’il a été suggéré plus tôt que, les humains étant dépendants des autres de par leur sociabilité naturelle, on peut affirmer que ce sentiment devrait être universalisé et dirigé envers tous les autres humains. Voici donc le premier élément de réponse à la question centrale de ce texte : l’amour engage à aimer de manière active et à adopter ce mode radical de relation à l’Autre (Dostoïevski 2002, 509‑84), à travers un effort constant, puisque, « l’amour actif, c’est du travail et de la patience. » (Dostoïevski 2002, 245)
Cet état exige beaucoup plus qu’une simple expérience passive : il est avant tout une prise de responsabilité de soi et de l’autre, puisque « chacun de nous est coupable de tout devant tous les autres, et moi plus que tout le monde » (Dostoïevski 2002, 519). Pratiquant l’amour actif, l’humain doit prendre sur lui la charge des fautes des autres et tenter de les réparer, en se considérant comme principal responsable afin de se motiver à agir de manière plus concrète et complète. Et ce, pour trois raisons. D’abord, tous désirent savoir qu’iels peuvent compter sur les autres afin de réparer leurs torts et qu’iels ont ainsi une chance de rédemption. Ensuite, à travers la bienveillance qu’implique l’amour actif, iel doit tenter de régler les torts commis afin que le monde soit plus juste (Cato 2014). Finalement, l’amour actif exige une forme de partage et de collaboration entre les humains. Les méfaits deviennent communs : il incombe à la somme des individus de compenser les victimes et réhabiliter les coupables2. L’amour actif est ainsi fondamentalement bienveillant (Trepanier 2009, 197‑205). On doit donc tenter de venir en aide à l’Autre, selon son besoin, s’il le faut en allant contre les nôtres, ce qui implique d’aimer plus intensément celleux qui en ont le plus besoin (Dostoïevski 2002, 30‑52). Enfin, l’amour actif engage à accepter, respecter et aimer l’autre pleinement, dans toute son altérité. Il faut tenter de mener cet autre vers l’amour actif, sans le forcer, mais en développant chez iels les motivations intrinsèques nécessaires (Dostoïevski 2002, 513‑28) (Bidaud 2020, 185‑91). De cette manière, tous sont menés à s’humaniser et s’améliorer, le groupe en tirant un bénéfice.
Cette définition de l’amour et de ses implications éthiques peut en repousser certains. Si on aime l’autre pour son humanité, sans tenir compte des caractéristiques contingentes que sont ses spécificités, on semble le généraliser et lui retirer son individualité, le fondant dans une foule homogène, où on aime le fait que la personne existe plutôt que la façon dont elle existe (Belliotti 2016). De manière similaire, l’abnégation que semble impliquer l’amour actif peut donner l’impression que l’être pratiquant l’amour actif se retrouve dans l’obligation de transcender ses intérêts personnels jusqu’à en perdre son individualité. Dans le contexte du libéralisme, ce non-respect des intérêts personnels et ce manque de reconnaissance de l’individu en tant qu’unité ne peuvent être que mal perçu. On pourrait accuser cette doctrine de déshumaniser à la fois la cible et la source de l’amour, discréditant ainsi sa possibilité d’engager à quoi que ce soit. Or, ce serait nier l’élément fondamental de la nature humaine : notre besoin d’exister en société. L’amour actif permet un fonctionnement efficace au sein de celle-ci, fournissant un système naturel de réglementation, développement et protection des humains. En effet, chacun des membres de la société acquiert par l’amour actif un ensemble de rôles (Dostoïevski 2002, 30‑53), (protection des autres, bienveillance, etc.), de manière d’autant plus efficace que celle des sociétés libérales qu’elle découle d’un élément fondamental de la nature humaine, l’amour actif qu’entraîne la sociabilité. Exister au sein de ce type de sociétés permet donc l’humanisation puisque, en aimant toujours plus, l’être développe sa sociabilité (Dostoïevski 2002, 60‑68). Tou.te.s évoluent de plus de cette manière au sein d’un contexte où chacun.e est poussé.e à développer ses spécificités (dons, talents ou disposition naturelles), chaque élément de ce groupe sachant qu’il s’agit à la fois du moyen de s’assurer que chacun.e soit à la fois le plus heureux et le plus complémentaire à la société possible. (Aristote 1982, 600p. (pages 20–32 : 165‑17) Non seulement humanisé par ce développement des spécificités, l’être en est personnalisé, caractérisé et ses intérêts (développement des but et penchants naturels, etc.) deviennent les intérêts de la collectivité. Il est aussi possible d’aimer un être pour ses spécificités en plus du sentiment général d’amour actif, l’amour spécifique devenant une seconde couche venant étoffer l’amour accordé à l’autre (Purvis 1991).
Ainsi, sur le plan politique, l’amour engage à une revalorisation des communautés et du groupe, pour que les humains s’y identifient pleinement et ne se sentent plus comme des atomes évoluant sous le parapluie d’une instance administrative lointaine et détachée (Belliotti 2016). Les relations décrites ci-haut montrent que l’amour place les humains en situation de dépendance les uns envers les autres. Cette revalorisation des collectivités est ainsi nécessaire, les liens formés par l’amour entre les humains ne pouvant être complets qu’à travers une collectivité forte leur donnant un sens. De plus, l’amour pousse l’être à désirer ce groupe utilisant l’amour actif comme principe moral commun, puisque cette communauté permet à la fois de remplir les engagements éthiques qu’impliquent l’amour actif et de coexister avec nos semblables, ce qui permet non seulement notre survie mais, surtout, notre humanisation.
Ces communautés ne sont d’ailleurs pas mortes : elles sont simplement atrophiées (Walzer 1990). Elles subsistent, cachées dans les fondations du libéralisme. Il ne suffit que de la découverte de l’amour actif et de sa pratique pour que nous puissions les réveiller de leur pénible sommeil (Dostoïevski 2002, 40‑50).
Ce qui est certain, c’est que cela ne peut que rendre le quotidien plus humain. En aimant ainsi à travers l’autre la beauté de la complémentarité humaine, ce qui finit par nous mener vers une éthique et une politique de l’amour actif, en réhabilitant finalement cet amour que nos sociétés libérales ont atrophié et démonisé, non seulement nous-mêmes et les autres seront humanisés, mais, en plus, nous pourrons diminuer la souffrance humaine. En effet, si Sartre a écrit que « L’enfer, c’est les autres, » en faisant référence à cet être-regardé que nous ne pouvons jamais réellement contrôler (Desrosiers 2023), peut-être s’est-il trompé. Peut-être les autres ne sont-ils réellement si infernaux que par le fait que leur présence nous confronte constamment à notre incapacité d’aimer entièrement, nous poussant ainsi à désirer l’isolement et rendant impossible notre humanisation. Puisque, après tout, « Qu’est-ce que l’enfer? […] c’est de ne plus savoir aimer. » (Dostoïevski 2002, 580)
L’amour de soi est l’amour de sa propre vie et de soi-même, qui crée l’instinct d’autoconservation.↩︎
À bien noter qu’ici, on admet qu’il s’agit d’une généralisation : certains êtres commettent des actes qui sont tout simplement inexcusables, puisqu’ils sont des preuves qu’ils ne considèrent aucunement l’Autre et son bien dans leur prise de décision, donc qu’ils rejettent l’amour actif, qui doit être le fondement d’une société constructive.↩︎