No. 01 — Philosophie et science-fiction

Vers une éthique de l’apocalypse : la science-fiction comme expérience de pensée

Jules Casset-Tostivint, Université de Montréal

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: argumentée

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La science-fiction est capable d’aborder de nombreuses situations éthiquement problématiques relevant d’enjeux extrêmement variés, des conséquences de développements technologiques en tous genres aux implications pratiques de découvertes scientifiques qui bouleverseraient nos prénotions – au sens antique comme durkheimien – sur des sujets aussi fondamentaux que celui de l’identité. Si certains philosophes ont eux-mêmes eu recours à l’élaboration de récits de science-fiction pour exposer leur idées, à l’instar de Voltaire dans Micromégas (Voltaire 2001), on remarque que des auteurs de science-fiction sont à leur tour parfois considérés comme des philosophes, et il arrive que les préconisations qu’ils font apparaître dans leurs oeuvres servent bel et bien de matrices conceptuelles à l’établissement de certaines normes réelles, phénomène que l’on illustrerait difficilement mieux qu’avec l’exemple de l’influence d’Asimov sur le développement des règlementations relatives à la robotique et à l’intelligence artificielle.

À la suite de la Seconde Guerre mondiale, de l’Holocauste et des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, révélant au monde l’ampleur de la menace nucléaire, on observe le développement sans précédent d’un intérêt commun de la science-fiction comme de la philosophie pour le motif apocalyptique, intérêt ravivé par l’extension de cette menace au risque du nucléaire non seulement militaire, mais également civil, lors de l’explosion de la centrale de Tchernobyl, en 1986. Dans cet article, nous examinerons quelques leçons proposées sous forme d’expérience de pensée par certaines oeuvres emblématiques de la science-fiction évoquant l’apocalypse, et la manière dont elles peuvent entrer en résonance avec certaines positions philosophiques relatives à ce même problème.

Irréversibilité de l’apocalypse

Dans le film dystopique Soylent Green (Fleischer 1973), adaptation cinématographique du roman Make Room! Make Room! (Harrison 2008), l’apocalypse se manifeste sous de multiples formes comme stade paroxysmique de nombreux problèmes : écologiques, économiques, démographiques et sociaux. La relative originalité de ce récit tient au fait qu’il n’apporte aucune solution aux problèmes sur lesquels il repose. Autrement dit, il s’agit de science-fiction non-scientiste, ou plus spécifiquement, de science-fiction qui n’inclut aucune forme de technosolutionnisme. Le problème central – un cadre de vie infernal résultant de l’effondrement de la biodiversité, de la surpopulation humaine, de la pollution – est posé, implacable, et l’on n’assiste à aucun deus ex machina qui apporterait le salut par une quelconque innovation. L’humanité a creusé sa tombe par la technique, elle ne saurait vraiment compter sur la technique pour se sauver. Si l’on se permet le lexique sartrien, nous pouvons penser qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura toujours des salauds, des individus qui, feignant d’ignorer leur liberté, ne changeront rien à leurs pratiques, sacrifiant l’humanité à leurs propres intérêts (Sartre 2009 , 70-71). Un monde détruit, postapocalyptique, n’est qu’un monde dans lequel l’humanité n’a pas su, n’a pas pu éviter la catastrophe. Celle-ci, advenue, est irréversible. L’apocalypse n’est pas une maladie dont on pourrait guérir, ni un accident que l’on pourrait surmonter. Elle s’empêche ou bien elle arrive. Ses seuls opposants potentiels ne l’ont pas encore vécue. Dès lors qu’ils la vivent, ils se trouvent démunis et n’y peuvent déjà plus rien.

De l’impossible admission de l’inéluctable à l’exigence de l’engagement

Pourtant, irréversible ne signifie pas inéluctable. Impossible de refaire Soylent Green en incorporant un happy ending, la solution ne pouvant se trouver que dans le passé : il aurait fallu mettre les salauds hors d’état de nuire depuis longtemps, afin d’empêcher la situation catastrophique installée avant même le début du récit. Les auteurs de science-fiction ont abondamment saisi cette perspective, en proposant des univers dans lesquels il devient possible pour les personnages d’interagir avec la trame du temps elle-même. De ce type de solution, nous retiendrons spécialement l’exemple proposé par la saga Terminator. Permettons-nous de mettre de côté le premier volet pour aller directement au scénario qui s’avère le plus proche de notre problème1. Dans Terminator 2 : Judgment Day (Cameron 1991), l’essentiel de l’enjeu narratif repose sur la tentative d’évitement du « Jugement dernier », en supprimant à la source – c’est-à-dire dans le présent de l’action, qui n’est autre que le passé du point-de-vue du futur apocalyptique – les conditions de son avènement. En l’occurrence, Sarah Connor cherche à assassiner l’homme qu’elle croît responsable du développement d’une intelligence artificielle qui causera l’extermination de l’espèce humaine. Or, si l’on admet comme il est coutume de le faire l’idée selon laquelle nul ne peut juger de ce qui n’est pas advenu, nous sommes face à un problème2. On interne les Sarah Connor, les oiseaux de malheur, puisque leur rage fait un contraste trop désagréable avec l’apparent calme précédant la tempête. On reconnaît à la rigueur que l’humanité va droit dans le mur, mais faute de certitudes et – paradoxalement – parce que l’on se berce d’illusions qui ne sont pas davantage fondées, on se contente d’attendre en spectateurs ce qui signera la fin des temps humains. Contre cette attitude, il ne reste qu’une voie : celle qu’ouvre la revendication du désespoir, ce qui nous amène à la philosophie de Günther Anders (Anders 2016).

Après s’être emparé de la question de la menace nucléaire militaire dans les textes qui composent Hiroshima est partout (Anders 2008), Günther Anders radicalise sa position, d’abord en étendant son propos au nucléaire privé (Anders et Villalba 2022), puis dans les derniers temps de son activité intellectuelle, en insistant sur l’idée qu’il faut – c’est-à-dire qu’il s’agit d’un véritable devoir moral – empêcher les salauds de nuire (Anders 2014). À l’époque qui est la nôtre, l’être humain dispose des moyens techniques de l’anéantissement de son espèce, et c’est pourquoi Anders l’estime investit d’un devoir de réinstaurer, par la menace si nécessaire, le sens des responsabilités qui devrait être une qualité essentielle des décideurs de ce monde, faute de quoi ces derniers pourraient le livrer à l’apocalypse. Anders précise que la menace resterait probablement vaine sans s’accompagner de la mise à exécution ponctuelle de celle-ci. D’après lui, il ne serait pas incohérent de détruire pour l’exemple quelques-uns des promoteurs des politiques jugées dangereuses afin que les autres se rappellent que leur propre vie est en jeu et révisent leurs intérêts pour les aligner sur ceux de l’humanité. Si Anders se concentre sur la nucléarisation militaire et civile, sa réflexion peut être étendue à une grande variété d’autres types de politiques dangereuses, en particulier sur le plan écologique.

La violence : oui ou non, présente les réactions effarouchées de la presse allemande, globalement indignée qu’un penseur jouissant d’une renommée conséquente fasse la promotion d’un usage de la violence terroriste comme dernier recours de l’humanité contre son extermination. L’épithète « terroriste » est aujourd’hui chargée d’une signification nourrie de nombreux affects complexes, qui ont tendance à impliquer une condamnation sans équivoque de tout ce à quoi il est apposé, en tant qu’il y est apposé, de sorte qu’il n’apparaisse ni plus ni moins que comme un synonyme de radicalement mauvais. Il ne faut pas réduire le propos d’Anders à une vulgaire apologie du terrorisme, pas plus qu’il ne faut le faire avec les positions d’autres philosophes qui, à l’instar de Sartre, ont également estimé occasionnellement légitime l’emploi de la violence et de la menace en raison de son potentiel coercitif pour obtenir les meilleurs résultats politiques possibles dans certaines situations, notamment dans le cas de luttes d’émancipation3. Pour l’un comme pour l’autre, le terrorisme – c’est-à-dire en un sens le recours à la violence dans le but d’influencer la politique par la peur – n’est justifié ou injustifié qu’en fonction de la situation dans laquelle il se déploie.

Les oeuvres de science-fiction incarnent d’une certaine manière l’imagination (phantasie) dont Anders estime qu’elle est une condition nécessaire de la praxis libre et éclairée (Anders 2016, 65‑66). On voit bien que les épopées de protagonistes qui se livrent à des entreprises techniquement terroristes ne font pas l’objet d’une remise en question morale, elles sont au contraire présentées d’emblées comme moralement justifiées. C’est le cas dans Star Wars (Lucas 1977) lorsque Luke fait exploser l’Étoile noire, qui non seulement abrite une arme capable de détruire une planète – allégorie à peine dissimulée de la bombe atomique – mais également une importante population humaine. Par la suite, le tyrannicide que constitue l’assassinat de l’empereur (Marquand 1983) figure un autre exemple d’acte terroriste et est amené de manière à faire l’unanimité auprès du public, marquant même la rédemption, le retour en grâce de celui qui le commet. Ici, on voit que la science-fiction comme la philosophie nous permettent de repenser le « tabou » (Anders 2007) du recours à une praxis violente en politique. Devant l’imminence de l’apocalypse, quelle qu’en soit la forme, qu’il s’agisse de la destruction de planètes comme dans Star Wars, de celle de l’anéantissement de l’humanité comme dans Terminator, ou de sa réduction à des conditions de vie misérables comme dans Soylent Green, il se peut que nous nous trouvions non seulement en droit, mais également en devoir de rejeter l’attitude qui serait celle d’une non-violence béate, attitude qui autorise la persistance d’un horizon apocalyptique comme destin commun. Anders a démontré en pointant les risques du nucléaire civil que les individus qui menacent l’existence humaine sur Terre ne sont pas nécessairement des belligérants déclarés4. Que peuvent les pratiques non-violentes contre la domination, notamment lorsqu’elle-même s’impose d’une façon qui est prima facie non-violente ? Quelles options reste-t-il si l’on ne se laisse pas séduire par les vues elles aussi tout à fait science-fictionnelles qui font du développement technologique la solution miracle au changement climatique et à la disparition des conditions de la vie humaine sur Terre dans les prochaines années ? Peut-être pouvons-nous investir notre confiance dans les institutions du droit, en comptant sur celles-ci pour réformer de fond en comble les modes de production et de consommation actuellement consacrés, pour les rendre pérennes ? C’est une option difficilement admissible, car non seulement elle n’offre au départ que peu de garanties, mais la confiance sur laquelle elle repose ne peut que se déliter au fur et à mesure qu’aucun progrès dans le sens de l’évitement de la catastrophe n’est constaté. Au bout du compte, acculé, celui qui voit sa fin proche voit du même coup la diversité de ses options réduites à une alternative simple : la mort ou l’auto-défense.

Bibliographie

Anders, Günther. 2007. « Une contestation non-violente est-elle suffisante ? » Tumultes, nᵒ 28-29.
———. 2008. Hiroshima est partout. Paris : Éd. du Seuil.
———. 2014. La violence: oui ou non. Une discussion nécessaire. Traduit par Christophe David. Paris : Fario.
———. 2016. Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Traduit par Christophe David. 6e éd. Paris : Allia.
Anders, Günther, et Bruno Villalba. 2022. Dix thèses sur Tchernobyl. Paris : PUF.
Cameron, James. 1991. « Terminator 2 : Judgment Day ». Tri-Star Pictures.
Dick, Philip K. 2002. The Minority Report. New York : Pantheon Books.
Fleischer, Richard. 1973. « Soylent Green ». Metro-Goldwyn-Mayer.
Harrison, Harry. 2008. Make room! Make room! London : Penguin Classics.
Lucas, George. 1977. « Star Wars: Episode IV – A New Hope ». Twentieth Century Fox.
Marquand, Richard. 1983. « Star Wars: Episode VI – Return of the Jedi ». Twentieth Century Fox.
Sartre, Jean-Paul. 1960. Critique de la raison dialectique. Tome I Théorie des ensembles pratiques, précédé de Questions de méthode. éorie. Paris : Gallimard.
———. 2002. « Préface à l’édition de 1961 ». Dans Les damnés de la terre. Paris : La Découverte.
———. 2009. L’existentialisme est un humanisme. Folio Essais. Paris : Gallimard.
Voltaire. 2001. « Micromégas ». Dans Romans et contes. Vol. 3. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard.

  1. Contre-intuitivement, les enjeux du premier film de la série nous semblent plus propices à l’approfondissement de la réflexion que nous amorçons avec le second, approfondissement qui pourrait constituer un prochain article.↩︎

  2. Problème qui suscite également l’intérêt de la science-fiction, comme dans Dick (2002)↩︎

  3. En particulier dans Sartre (1960). Ainsi que dans Sartre (2002).↩︎

  4. C’est l’objet de la « Thèse 4 : Distinguer un usage guerrier et un usage pacifique de l’énergie nucléaire est fou et mensonger » dans Anders et Villalba (2022), 31-32.↩︎