Peut-on nuire à ceux qui n’existent pas encore ? Le défi de la non-identité et la réponse de Gosseries
Anastassia Depauld, Collège Jean-de-Brébeuf et Université du Québec à MontréalDate de publication: 2025-07-01
Résumé
Ce texte questionne la notion de dommage et sa définition. Il présente le problème de la non-identité de Derek Parfit, soit que nos actions déterminent l'existence même des futurs individus, rendant difficile l'idée d'un préjudice à leur égard. Une solution est proposée par le philosophe Axel Gosseries dont l'approche est basée sur un seuil de dignité, affirmant que nous devons éviter de créer un monde où la vie future serait indigne. Cette solution permet de penser une éthique intergénérationnelle, principe essentiel pour affronter des enjeux comme le climat ou les déchets nucléaires.
Mots-clés: collégiale, paradoxe de la non-identité, existence et non-existence, dignité, justice intergénérationnelle, générations futures
Partons de cette prémisse : si certaines de nos actions risquent de nuire à autrui, alors il est de notre responsabilité d’éviter ce dommage. Ne devrait-il pas en être de même lorsque nos comportements, individuellement ou collectivement, menacent les générations futures ? En 1979, le philosophe Hans Jonas propose un principe de responsabilité (1998) : nous devons inclure dans nos décisions présentes l’intégrité future de l’humanité. Autrement dit, il faut assumer une responsabilité en intégrant les intérêts des générations à venir dans nos choix d’aujourd’hui. Si cela peut sembler intuitif, la question est philosophiquement plus complexe qu’il n’y paraît. Peut-on considérer que nos actions d’aujourd’hui causent un tort aux individus qui n’existent pas encore ? Comment une génération future peut-elle faire valoir « ses droits » face à des actions passées si son existence est causée par ces mêmes actions ? C’est la question que pose le philosophe britannique Derek Parfit en 1987 (1987). Le problème de la non-identité nous empêche de penser en termes de dommages causés aux générations futures. Axel Gosseries, philosophe belge, en 2004, proposera une solution dans son ouvrage Penser la justice entre les générations (Gosseries 2004). On peut sortir du problème en redéfinissant le dommage en fonction d’un « seuil de dignité ».
L’argument de Parfit repose sur une idée simple, mais déroutante : « We can affect the identities of future people, or who the people are who will later live » (Parfit 1987, 355). Chaque décision prise aujourd’hui affecte non seulement les conditions de vie des personnes futures, mais aussi leur existence.
Prenons un cas concret : imaginons que la construction d’une usine pétrolière ait permis à deux employés de se rencontrer et de concevoir un enfant : Stéphanie (Depauld 2016). Si cette usine n’avait pas été construite, les parents de Stéphanie ne se seraient jamais rencontrés et elle ne serait jamais venue au monde. Si, dans le futur, elle souffre de maladies liées à la pollution de cette même usine, peut-elle réellement affirmer avoir été lésée ? Parfit dirait que non (Gosseries 2004, 68).
Gosseries analyse le cas fictif de Stéphanie à partir du cas réel de Lionel :
Alors qu’il se trouve […] dans le ventre de sa mère, cette dernière demande à ce que soient effectués des examens médicaux visant à déceler une éventuelle trisomie 21. Les résultats sont alarmants et justifient une consultation spécialisée. Mais le gynécologue des parents de Lionel omet de communiquer ces résultats à sa patiente, empêchant de facto cette dernière de recourir à une amniocentèse et, éventuellement, à une interruption volontaire de grossesse. Lionel naît quelques mois plus tard, atteint de trisomie. (Gosseries 2004, 44)
Les parents de Lionel attaqueront le médecin. La Cour de cassation française admettra que la faute de celui-ci a engendré un préjudice pour les parents. Plus surprenant, elle admettra aussi un dommage pour Lionel. Or, le handicap de Lionel constitue-t-il un dommage ?
Un dommage est compris selon Parfit comme une détérioration de la situation d’une personne par rapport à l’état qui aurait été le sien en l’absence d’un événement particulier. Il suppose une comparaison entre la situation actuelle de l’individu et une situation hypothétique, dite « contrefactuelle », où cet événement ne se serait pas produit. Pour qu’il y ait dommage, la personne doit être dans un pire état qu’elle ne l’aurait été autrement. Pour déterminer si Lionel a réellement subi un dommage, au sens où Parfit l’entend, il faut comparer sa situation actuelle à celle qu’il aurait connue si l’erreur médicale n’avait pas eu lieu. Deux scénarios sont alors envisageables : soit ses parents auraient tout de même choisi de le garder, auquel cas l’erreur du médecin n’aurait pas eu d’incidence sur sa naissance, soit ils auraient opté pour une interruption de grossesse, et dans ce cas, Lionel ne serait jamais venu au monde. Il ne s’agit donc pas de comparer la trisomie de Lionel à une vie sans trisomie (qui n’a jamais été une option), mais à une absence totale d’existence. Cela ne signifie pas qu’il ne ressent ni souffrance ni tristesse face à sa situation, mais simplement qu’il ne peut pas revendiquer un dommage au sens strict du terme.
Accepter cette définition du dommage a certaines conséquences, particulièrement dans les cas d’intention préconceptionnelle. Si vous êtes végétarien, on vous a peut-être déjà opposé cet argument : si nous ne les élevions pas pour les consommer, de nombreuses vaches (et autres animaux) n’existeraient pas. Nous élevons des vaches précisément parce que nous prévoyons de les manger. Sans cette intention, leur nombre serait bien moindre. Certains en concluent donc que le fait de les tuer pour les consommer est justifié, puisque leur existence dépend de cette finalité.
Gosseries compare cet argument à celui de parents qui chercheraient à engendrer des enfants esclaves. Ces derniers ne souhaitent d’enfant que s’ils sont en mesure de mettre cet enfant en esclavage. Comme pour les vaches, l’intention préconceptionnelle est une condition nécessaire à l’existence de l’enfant. Pourtant, accepterions-nous de dire qu’il n’y a pas de dommage commis1 ?
Tous les cas présentés questionnent la notion de dommage. La justice française a reconnu que le cas de Lionel relevait d’une situation de « vie préjudiciable »2. Cette notion désigne une action en justice intentée par une personne gravement handicapé contre une personne tenue responsable de n’avoir pas empêché sa naissance. Généralement, l’enfant et ses parents poursuivent le ou la médecin ou un établissement de santé pour avoir omis de fournir des informations cruciales. L’argument avancé est que, si la personne enceinte avait été correctement informée, elle aurait choisi d’interrompre la grossesse pour éviter un dommage à l’enfant.
Cette reconnaissance juridique soulève une question essentielle : faut-il redéfinir ou élargir la notion de dommage ? Lorsqu’un dommage supposé est en réalité la condition même de l’existence de la personne concernée, la notion traditionnelle de dommage perd son sens. Il devient impossible de comparer deux états distincts d’une même personne (son état actuel et un état hypothétique dans lequel elle existerait sans ce handicap).
Dans le problème de la non-identité, Parfit compare une situation problématique au simple fait d’exister :
P1 : Stéphanie vit dans un monde dévasté par l’industrie pétrolière qui est la condition de son existence.
P2 : Stéphanie existe.
P3 : Il est mieux d’exister que de ne pas exister.
C : Stéphanie ne subit pas de dommages.
On peut questionner la validité de la prémisse 3. La véritable question n’est-elle pas plutôt : Est-il acceptable que Stéphanie souffre ? Gosseries offre une alternative qui va dans ce sens :
Pensons aux hypothèses où la vie du nouveau-né se situe irréversiblement en dessous d’un seuil de dignité, par exemple si elle n’est faite que d’atroces souffrances. Dans de tels cas, il y a un certain sens à affirmer que la vie de l’enfant est non pas pire pour lui que s’il n’existait pas, mais simplement indigne de son titulaire. Selon cette approche, l’établissement d’un dommage (et d’un préjudice) nécessite non pas une comparaison entre deux états de l’enfant (et moins encore entre son état actuel et la valeur de sa non-existence), mais entre l’état actuel de l’enfant et un seuil de dignité (Gosseries 2004, 74).
Selon le philosophe, plutôt que de comparer l’existence d’un individu à sa non-existence, nous devrions comparer ses conditions de vie à un seuil minimal de dignité. Si une personne naît et vit dans des conditions jugées indignes, alors on peut considérer qu’un tort lui a été causé, même si elle n’aurait jamais existé dans d’autres circonstances. « La vie n’est pas pire que sa non-existence, mais indigne de son titulaire » (Gosseries 2004, 72).
P1 : Stéphanie vit dans un monde dévasté par l’industrie pétrolière.
P2 : Stéphanie souffre atrocement de ce monde (cela ne respecte pas un seuil de dignité).
P3 : Il est mieux de ne pas exister que de souffrir atrocement (que de ne pas respecter un seuil de dignité).
C : Stéphanie subit un dommage.
Le seuil de dignité ne se réfère pas à une comparaison avec une vie « normale », mais plutôt à des conditions de vie intrinsèquement indignes pour la personne qui les subit. Il s’agit d’une vie qui, en raison de ses conditions physiques ou psychiques, est jugée incompatible avec un sens et une dignité pour son titulaire. Gosseries ne donne pas des critères clairs : c’est à nous d’en débattre. Mais il semble que l’on pourrait s’entendre sur certaines bases en s’inspirant de d’autres cas moraux comme l’aide médicale à mourir3. Le philosophe insiste : contrairement à un seuil de « normalité », qui compare une vie à celle des autres, le seuil de dignité évalue une vie en termes absolus : est-elle « mauvaise » au point d’être indigne d’être vécue4.
Ainsi, le seuil de dignité offre un cadre pour évaluer les dommages sans nécessairement les lier à l’identité ou à l’existence même de la personne. Cette idée permet de refonder une éthique intergénérationnelle en établissant que nos actions ne doivent pas créer un monde où les individus à venir vivront en deçà d’un seuil de vie acceptable. Par exemple, si nos choix environnementaux actuels mènent à un réchauffement climatique extrême, à des catastrophes naturelles et à l’appauvrissement des ressources essentielles, alors nous aurons failli à notre devoir moral envers ces générations futures, car nous les aurons condamnées à une vie en deçà de ce seuil de dignité.
L’adoption d’un seuil de dignité peut nous mener à faire beaucoup (toute action étant une possible atteinte à un seuil de dignité dans un futur lointain) ou à ne pas faire grand-chose (notre action n’atteignant pas le seuil de dignité de la génération suivante). Un des problèmes avec les générations futures est que nous ne savons pas combien de générations s’en viennent. À qui devons-nous assurer un seul de dignité ? La première génération nous inviterait à très peu d’actions, mais la plus lointaine pourrait nous empêcher de faire quoi que ce soit.
Pour Gosseries, les générations ne sont pas strictement distinctes les unes des autres, elles se chevauchent dans le temps. C’est ce chevauchement qui donne du sens à nos obligations. Chaque génération est libre de donner naissance à la suivante ou non. Mais une fois qu’elle le fait, chaque nouvel individu devient une personne à part entière, avec des devoirs envers la génération suivante. De la même manière, cette nouvelle génération aura, à son tour, des obligations envers celle qui viendra après elle.
Ainsi, si nos décisions (en tant que génération actuelle) ont un impact négatif sur la génération n+2, elles compliqueront la tâche de la génération n+1 dans l’accomplissement de ses propres devoirs envers n+2. Ce faisant, nous causerions un préjudice à la génération n+1, qui existe déjà et envers laquelle nous avons des responsabilités. Nos obligations envers les générations futures peuvent donc être justifiées par nos devoirs immédiats envers la génération suivante : c’est le concept de chaîne d’obligations. Gosseries propose une « stratégie transitive », qui vise à assurer une justice intergénérationnelle en créant des obligations morales entre générations successives. Par ce biais, même si nous ne pouvons pas agir directement pour des individus nés dans un siècle, nous pouvons nous assurer que chaque génération agit en faveur de la suivante.
Gosseries propose une solution pour dépasser le problème de la non-identité : plutôt que de comparer une vie à sa non-existence, il faut évaluer si les conditions de vie sont intrinsèquement indignes. Cette approche permet de justifier des obligations envers les générations futures. Grâce à une stratégie transitive, où chaque génération transmet des ressources et des principes éthiques à la suivante, nous pouvons construire une justice intergénérationnelle. Ainsi, malgré les défis posés par la non-identité, nous pouvons voir que nous portons une certaine responsabilité morale envers les générations futures. Ces questions théoriques ont des implications pratiques. Elles nous permettent de repenser des enjeux comme le réchauffement climatique, la gestion des déchets nucléaires ou encore les politiques économiques à long terme. C’est que, en reconnaissant notre responsabilité envers les générations futures, nous pouvons justifier l’urgence d’agir aujourd’hui pour garantir un avenir vivable aux personnes de demain.
« Ainsi, ceux qui estiment qu’il vaut mieux pour un être d’exister comme vache d’étable ou comme enfant soldat que de ne pas exister, on leur rétorquera qu’il vaut encore mieux qu’une fois nés, ces vaches ne soient pas réduites en nourriture, ni ces enfants en chair à canon, et que d’autre part, s’ils n’avaient pas été conçus, ils n’en auraient certainement pas souffert. » Gosseries (2004), 89.↩︎
Inspirée du concept anglo-saxon de wrongful life.↩︎
L’aide médicale à mourir utilise aussi la notion de seuil de dignité. De la même manière que Gosseries le propose, il ne s’agit pas de comparer une vie à une autre, mais d’évaluer si une vie est intrinsèquement digne d’être vécue : les personnes qui demandent cette assistance jugent souvent que leurs conditions de vie (douleurs insupportables, maladies dégénératives, perte d’autonomie totale) sont devenues incompatibles avec une existence digne. Elles évaluent leur propre vie en termes absolus.↩︎
Par exemple, dans le cas de Lionel, atteint de trisomie, Gosseries affirme que sa vie n’est pas indigne de son titulaire, car elle ne tombe pas en deçà de ce seuil absolu. Cependant, cela n’empêche pas de reconnaître son handicap comme un désavantage ou de condamner la faute du médecin. Gosseries (2004), 76.↩︎