No. 02 — Philosophie et activisme

Repenser la réalisation des valeurs : enjeux philosophiques et activistes pour les personnes musulmanes LGBTQ+

Laurence Lévesque , Université Laval

Date de publication: 2024-12-10

Résumé

Dans un monde où les personnes racisées doivent souvent composer avec des normes sexuelles et de genre perçues comme conservatrices et répressives, comprendre les tensions vécues par les personnes musulmanes LGBTQ+ est crucial. Cet article explore ces tensions à la lumière de la théorie de la réalisation des valeurs de Valerie Tiberius. Il met en évidence le dilemme des valeurs conflictuelles auxquelles sont confrontées ces personnes et propose deux solutions possibles. En examinant le lien entre philosophie et activisme, cette étude vise à offrir des outils pour comprendre et remettre en question les normes sociales oppressives.

Mots-clés: érudite, personnes musulmanes, LGBTQ+, valeurs conflictuelles, bien-être, Islam

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Dans un monde où les personnes racisées doivent souvent composer avec des normes sexuelles et de genre perçues comme conservatrices et répressives, comprendre les tensions vécues par les personnes musulmanes LGBTQ+ est crucial (Chbat et Chamberland 2021). En considérant une théorie du bien-être comme réalisation des valeurs (Tiberius 2018), un problème peut rapidement survenir pour les personnes musulmanes LGBTQ+, soit celui des valeurs conflictuelles. Dans le présent article, je propose une analyse philosophique, activiste et féministe du processus de réalisation de valeurs des personnes musulmanes LGBTQ+. À travers cet article, mon intention est de souligner le potentiel de l’engagement philosophique à contribuer de manière significative à la quête de justice et d’égalité dans nos sociétés. C’est justement dans la rencontre de la recherche philosophique et de l’activisme que nous trouvons des voies de résistance contre les multiples formes d’oppression qui imprègnent notre monde, favorisant ainsi une société plus juste, plus équitable et plus éclairée. Pour ce faire, je présenterai d’abord la théorie du bien-être comme réalisation des valeurs de Valerie Tiberius pour ensuite explorer en détail le dilemme des valeurs conflictuelles auquel font face les personnes musulmanes LGBTQ+. Enfin, je proposerai deux pistes de solutions pour aborder cette problématique.

Le bien-être selon la théorie de la Réalisation des Valeurs (TRV)

La théorie de la réalisation des valeurs (TRV) est une théorie subjectiviste du bien-être, c’est-à-dire que selon elle, ce qui influence le bien-être d’un individu dépend toujours et uniquement de ses propres attitudes (Sumner 1996). Selon cette théorie, le bien-être d’un individu est égal à sa quantité nette de réalisation de valeurs (c.-à-d. sa quantité totale de réalisation de valeurs accumulée, moins sa quantité totale de frustration de valeurs accumulée) (Lin 2022). Plus spécifiquement, la philosophe américaine Valerie Tiberius défend une théorie du bien-être qui affirme que le bien-être d’un individu correspond à la réalisation de ses valeurs appropriées au fil du temps (Tiberius 2018). Ainsi, la théorie de Tiberius est composée de trois éléments clés : (1) les valeurs appropriées, (2) la réalisation et (3) le temps. Voici un bref approfondissement de chacun de ces aspects.

1. Il existe bien-sûr plusieurs types de valeurs tels que les valeurs appropriées ou inappropriées, les valeurs fondamentales, les valeurs ultimes, les valeurs instrumentales, etc. Toutefois, Tiberius précise que les valeurs qui se doivent d’être réalisées afin d’influencer le bien-être individuel sont celles qui sont appropriées à l’individu en question. Pour qu’une valeur soit appropriée, celle-ci doit être 1) adaptée aux désirs et aux émotions de l’individu, 2) approuvée de manière réfléchie et 3) être en mesure de se réaliser avec ses autres valeurs au fil du temps. Par exemple, pour Fatima, la valeur de la famille est considérée comme appropriée pour elle si celle-ci est en cohérence avec ses désirs et ses émotions, si elle est approuvée et justifiée sur des bases rationnelles et si elle peut être réalisée simultanément avec ses autres valeurs appropriées au fil du temps.

2. De son côté, la réalisation des valeurs dépend des normes (standards) de réussite des valeurs (Tiberius 2018). En effet, accorder de la valeur à certaines choses nous incite à agir en cohérence avec celles-ci. Par exemple, valoriser la parentalité implique de se comporter en tant que bon parent : en étant présent, bienveillant, patient et affectueux envers ses enfants. Ces normes de réussite peuvent varier d’une personne à l’autre et ce sont elles qui déterminent la perception qu’a un individu de ce que signifie réussir ou être à la hauteur de quelque chose qu’il valorise. Pour la TRV, il y a deux distinctions importantes à faire concernant les normes de réussite de nos valeurs. La première concerne la distinction entre les normes subjectives (c.-à-d. les normes qui dépendent entièrement de notre propre expérience) et les normes objectives (c.-à-d. les normes imposées par nos valeurs et qui vont au-delà de notre expérience personnelle). La deuxième concerne la distinction entre les normes personnelles (c.-à-d. nos propres normes de réussite qui ne s’appliquent pas nécessairement aux autres) et les normes intersubjectives (c.-à-d. les normes définies par le succès des groupes de personnes).

3. Finalement, le fait de mettre l’accent sur les valeurs implique automatiquement une forme de perspective de vie toute entière. Une valeur ne se réalise pas à un moment précis comme un désir par exemple. La TRV comprend donc un aspect temporel long terme et une dimension globale qui n’est pas à négliger.

Les personnes musulmanes LGBTQ+

Une personne musulmane est un individu qui adhère aux croyances, aux valeurs et aux pratiques de l’Islam. Entre autres, cela peut impliquer la croyance monothéiste en Allah, la croyance en la prophétie de Mahomet, la lecture du Coran, la pratique du Ramadan et différentes pratiques religieuses islamistes (Gagné 2009). De son côté, une personne LGBTQ+ est un individu issu de la diversité sexuelle ou de genre, pouvant s’identifier par l’acronyme LGBTQ+. En effet, ce sigle est utilisé pour désigner l’ensemble des personnes non strictement hétérosexuelles et/ou cisgenre (Greco 2016), en regroupant les personnes lesbiennes (L), les personnes gays (G), les personnes bisexuelles (B), les personnes trans (T) et les personnes queer (Q). Finalement, le symbole plus (+) englobe toutes les autres identités sexuelles et de genre qui ne sont pas mentionnées dans l’acronyme (p. ex. personnes bispirituelles (2S), asexuelles, intersexes, pansexuelles, etc.). En somme, une personne musulmane LGBTQ+ est un individu qui adhère aux croyances, aux valeurs et aux pratiques de l’Islam, tout étant non strictement hétérosexuel et/ou cisgenre.

Problématique : Les valeurs conflictuelles des personnes musulmanes LGBTQ+

La problématique que j’aimerais mettre de l’avant est celle des valeurs conflictuelles et de leurs impacts négatifs sur le niveau de bien-être individuel. Dans le contexte qui nous intéresse, il convient de préciser que la religion musulmane et les réalités LGBTQ+ sont régulièrement présentés comme étant incompatibles Siraj (2006). Plus précisément, un problème survient lorsqu’une personne musulmane appartenant à la diversité sexuelle ou de genre adhère aux valeurs de l’Islam, qui elles, bannissent et proscrivent cette diversité. Cette situation est problématique, car elle engendre des conflits de valeurs chez l’individu, impactant négativement son bien-être. Un conflit de valeurs survient lorsque deux valeurs fondamentales se menacent mutuellement. Par exemple, la valeur de l’amour (dans ce cas-ci, avec un partenaire de même sexe) peut entrer en conflit avec la valeur du respect des préceptes du Coran, qui préconisent le mariage entre personnes de sexes opposés et qui semblent bannir le mariage homosexuel. Cette situation est problématique, car ces valeurs fondamentales conflictuelles sont difficiles à concilier pour les personnes musulmanes LGBTQ+, ce qui, selon la théorie de la réalisation des valeurs (TRV), affectera significativement leur bien-être à long terme.

Les valeurs conflictuelles des personnes musulmanes LGBTQ+

Dans son texte On being homosexual and Muslim: conflicts and challenges, Asifa Siraj rapporte que toutes les personnes interrogées dans son étude ont éprouvé des difficultés à accepter leur attirance pour des personnes du même sexe à un moment donné de leur vie, en raison de la culpabilité et du conflit interne causés par leurs croyances religieuses (Siraj 2006). C’est principalement ce conflit interne qui est représenté par le phénomène des valeurs conflictuelles. Plus précisément, ce phénomène de valeurs conflictuelles désigne une situation où les valeurs d’une personne entrent en contradiction, entraînant des recommandations opposées et pouvant engendrer des dilemmes moraux ou des choix difficiles (Williams 2016). En effet, dans le cas qui nous intéresse, une tension émerge chez les personnes musulmanes LGBTQ+ en raison de l’influence de leurs scripts religieux et culturels sur leurs scripts sexuels Gagnon (2008). Ainsi, une forte tension interne émerge lorsque les personnes musulmanes non hétérosexuelles et/ou non cisgenres cherchent à vivre en accord avec leur véritable identité sexuelle, tandis que leurs croyances religieuses s’y opposent, ce qui réduit leur bien-être.

L’impact des valeurs conflictuelles sur le bien-être des personnes musulmanes LGBTQ+

Le phénomène de valeurs conflictuelles est problématique dans la mesure où celui-ci impacte négativement le niveau de bien-être des personnes qui l’expérimente. Une personne musulmane LGBTQ+ qui ressent un fort conflit entre deux de ses valeurs fondamentales aura du mal à les réaliser ensemble au fil du temps. Or, puisque selon la TRV notre niveau de bien-être dépend de notre capacité à réaliser nos valeurs appropriées au fil du temps, le bien-être de ces personnes est compromis. De plus, il va sans dire que cette tension provoque aussi des émotions conflictuelles et négatives chez ces personnes. Les émotions, comprises comme actives et socialement construites (Jaggar 1989), ont un impact significatif sur le niveau de bien-être des individus (Tiberius 2018). En effet, puisque les émotions sont en grande partie ce qui motive les individus à agir (Lépine 2023), il est important d’ajouter que ce conflit de valeurs peut également provoquer des blocages sur les plans affectifs (émotions), conatifs (désirs) et cognitifs (jugements) de ces individus. Ainsi, pour résoudre ces dilemmes et prendre des décisions éclairées, une réflexion approfondie est nécessaire (Williams 2016). Afin d’alimenter cette réflexion, dans la prochaine section, je présenterai deux solutions possibles à ce problème.

Solutions possibles au problème des valeurs conflictuelles

Pour atténuer l’impact négatif des valeurs conflictuelles sur leur bien-être, les personnes musulmanes LGBTQ+ disposent de plusieurs options. Dans cette section, je présenterai deux solutions et expliquerai pourquoi la seconde est à privilégier.

Solution 1 : Priorisation d’une des valeurs conflictuelles et rejet de la seconde

Confrontées aux valeurs conflictuelles mentionnées précédemment, les personnes musulmanes LGBTQ+ pourraient en venir à penser qu’en raison de ce conflit, l’une de leurs valeurs devrait être abandonnée. En effet, en raison de la perception que les valeurs musulmanes et celles liées à la diversité sexuelle et de genre sont fondamentalement opposées, certaines personnes pourraient en conclure qu’il est impossible de les concilier au sein de leur système de valeurs (Chehaitly, Rahman, et Chbat 2020). Dans ce cas-ci, celles-ci pourraient penser qu’elles doivent choisir entre renoncer à leurs valeurs religieuses ou renoncer à vivre pleinement leur identité sexuelle. Voici une brève explication de chacune des options et de leurs conséquences possibles.

Une personne musulmane LGBTQ+ pourrait choisir de s’éloigner de l’Islam pour vivre pleinement son identité de genre ou son orientation sexuelle. En rejetant les croyances religieuses jugées incompatibles, elle peut ainsi parvenir à une plus grande cohérence dans son système de valeurs (Ellison 1993). Toutefois, cette option n’est pas sans conséquences. De nombreuses personnes musulmanes LGBTQ+ ayant envisagé cette option ont rapporté que l’élimination totale de leur héritage religieux les a conduites à un profond « vide spirituel » et à un état de dépression important (Chehaitly, Rahman, et Chbat 2020). En effet, une personne peut réaliser l’importance de quelque chose pour elle en remarquant qu’elle se sent mal lorsqu’elle en est éloignée (Stocker 1990). Étant donné que leurs valeurs religieuses sont fondamentales et significatives pour elles, le choix de cette option a des répercussions négatives sur leur bien-être, ce qui est loin d’être souhaitable.

À l’inverse, une personne musulmane LGBTQ+, ébranlée par ce conflit de valeurs, pourrait décider de sacrifier sa sexualité afin de se conformer aux valeurs et aux croyances de l’Islam. Dans ce cas, certaines perçoivent même leur diversité sexuelle ou de genre comme une mise à l’épreuve de leur foi et choisissent de se réfugier davantage dans leurs croyances religieuses, renonçant ainsi à leur véritable identité Tiberius (2018). Cependant, cette option semble également créer un état dépressif chez ces personnes en plus d’un sentiment de manque d’authenticité et de respect envers elles-mêmes (Chehaitly, Rahman, et Chbat 2020).

En somme, bien que ces deux options soient envisageables, celles-ci ne semblent pas offrir de réels avantages en termes de bien-être pour les personnes musulmanes LGBTQ+. Pour ces personnes, leur identité religieuse est aussi importante que leur identité sexuelle, ce qui rend nécessaire l’exploration d’une seconde option.

Solution 2 : Modification des normes de réussite des valeurs conflictuelles

Comme mentionné précédemment, selon la théorie de la réalisation des valeurs de Valerie Tiberius, notre bien-être dépend de notre quantité de réalisation de valeurs. Selon Tiberius, dans certains cas, il peut être raisonnable de modifier les normes de réussite associées à nos valeurs afin d’en favoriser la réalisation (Tiberius 2018). Il convient toutefois de préciser que pour de nombreuses valeurs, les normes de réussite sont intrinsèques à la valeur elle-même de sorte qu’il n’est donc pas possible de les abaisser de manière excessive pour garantir leur réalisation (p. ex. valoriser la parentalité implique la norme de réussite objective d’être un bon parent). En ce qui concerne le problème des valeurs conflictuelles des personnes musulmanes LGBTQ+, celles-ci peuvent envisager de modifier les normes de réussite de leurs valeurs afin de réduire cette tension et ainsi favoriser leur réalisation.

Dans leur cas, la modification de leurs normes de réussite pourrait impliquer une remise en question des croyances et présupposés de leur religion par une réinterprétation des textes religieux par exemple. En effet, la majorité des personnes musulmanes LGBTQ+ témoignent avoir entamé un processus de recherche et de réflexion pour trouver un moyen de réconcilier leurs valeurs conflictuelles. Entre autres, elles se posent des questions telles que : « Est-ce que l’Islam interdit l’homosexualité et la transitude ? Qu’est-ce que le Coran dit exactement sur ce sujet ? » (Chehaitly, Rahman, et Chbat 2020). À travers ces questionnements, certaines personnes musulmanes LGBTQ+ entreprennent une réelle étude critique de l’Islam en se munissant d’arguments pour contester les interprétations hétéronormatives et cisnormatives du Coran. Dans ce cas-ci, modifier les normes de réussite des valeurs conflictuelles implique d’entamer un processus de recherche dans les textes religieux islamistes pour trouver une acceptation, une tolérance ou au moins une absence de condamnation de la diversité sexuelle et de genre, afin de réconcilier ces valeurs apparemment conflictuelles. L’objectif de ce processus est d’harmoniser la réalisation de leur valeur d’épanouissement sexuel et identitaire avec la réalisation de leurs valeurs religieuses. Une fois ce processus terminé en constatant qu’il existe effectivement des textes islamiques inclusifs qui soutiennent que l’homosexualité et la diversité de genre ne sont pas prohibées (Alameddine 2024), la tension entre les valeurs fondamentales des personnes musulmanes LGBTQ+ devrait s’estomper, favorisant ainsi leur réalisation et par le fait même leur bien-être. Ainsi, compte tenu de l’impact négatif de la première option sur le bien-être des personnes musulmanes LGBTQ+ et de l’impact positif sur leur bien-être de l’option consistant à modifier les normes de réussite de ces valeurs, la seconde option est nettement à privilégier.

Ainsi, bien que la problématique des valeurs conflictuelles des personnes musulmanes LGBTQ+ menace leur bien-être, les solutions susmentionnées sont envisageables et méritent d’être considérées. À mon sens, la mise en lumière de cet enjeu important s’insère parfaitement dans une perspective philosophique activiste avec pour intention de fournir des outils puissants pour comprendre et remettre en question les normes sociales et les structures oppressives.

Bibliographie