No. 02 — Hors-thème

La philosophie politique pour un droit au logement

Alexandre Petitclerc, Université de Montréal

Date de publication: 2024-12-10

Résumé

Ce texte se veut un moment de réflexion à la suite du colloque Logement et justice sociale qui s'est tenu en mai 2024 à l'Université de Montréal. Il se propose d'explorer le rôle que peut jouer la philosophie politique pour la justice sociale en matière de logement. En s'appuyant sur les perspectives de la philosophie politique, le texte explore comment l'accès au logement, ou son absence, influence la liberté et l'agentivité des individus. La philosophie politique offre des outils conceptuels pour comprendre les inégalités du marché du logement et leur rôle dans la justice sociale. Toutefois, il est suggéré que cette discipline ne doit pas chercher à remplacer les mouvements sociaux existants, mais plutôt à les soutenir et à renforcer les alliances pour promouvoir un droit au logement. En conclusion, bien que la philosophie politique ne puisse à elle seule résoudre la crise du logement, elle peut contribuer à une compréhension plus large des enjeux et à l'élaboration de solutions fondées sur la justice sociale.

Mots-clés: vitrine, introduction, logement, justice sociale, philosophie politique, droits civils et politiques, droits socio-économiques

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En mai dernier se tenait le Colloque international Logement et justice sociale à l’Université de Montréal. L’objectif de l’événement était de créer des liens entre la recherche académique sur la question du logement tout en dialoguant avec les actrices politiques, celles des milieux communautaires et celles du secteur privé. L’événement avait lieu au moment où la crise du logement prend une ampleur considérable autant au Québec qu’ailleurs dans le monde. En marge de l’événement, trois courts textes portant sur cette crise du logement ont été regroupés pour ce dossier. On y retrouve des propositions pluridisciplinaires qui reviennent sur certaines idées exprimées lors de l’événement du mois de mai. S’inscrivant en continuité de mon texte, dans lequel je défends l’idée que le logement est un problème de philosophie politique, deux contributions reviennent sur des idées exprimées lors du colloque. D’une part, la contribution de Véronic Lapalme, doctorante en travail social à l’Université de Montréal, offre un tour d’horizon rappelant l’importance de privilégier des politiques publiques favorisant la mise en place de logements abordables et à but non-lucratif, notamment, pour contrer certains effets néfastes du développement des inégalités en matière de logement. Ensuite, Elliot Rossiter, professeur au Douglas College, explore la notion de filtrage dans ce qu’elle a de politique dans le contexte actuel de la crise du logement au Canada. Rossiter expose que la notion de filtrage comporte une portée normative qui révèle une forme de choix politique en faveur de la prise en charge de l’offre de logements par le marché privé au détriment du logement social, par exemple.

Si le problème de l’accès au logement n’est pas nouveau pour les groupes marginalisés, cette nouvelle itération de la crise soulève aujourd’hui une série de questions d’ordre philosophique et politique. En effet, la cherté des loyers, la rareté des logements disponibles et l’accroissement de la concentration des biens immobiliers posent des problèmes qui vont au-delà des questions de politiques publiques. Partant de la prémisse que le logement est nécessaire pour l’accès à d’autres biens et services permettant de jouir pleinement de ses droits et libertés garantis notamment par les chartes canadiennes et québécoises, il m’apparaît impératif de lutter pour une justice sociale en matière de logement dans une logique globale d’accès aux droits et libertés socioéconomiques, civils et politiques. Pour y parvenir, je propose que la philosophie politique serve à la création et au renforcement d’alliances, de solidarités et de mouvements et ce, autant au sein de la recherche universitaire qu’ailleurs. Il va sans dire que le travail des militantes et des militants en matière de logement forme déjà une constellation forte de luttes et de tactiques variées. Plusieurs de ces groupes gagnent parfois à travailler de manière autonome et indépendante. Il ne s’agit alors pas de dire que la philosophie politique peut s’inscrire en lieu de ces mouvements, mais qu’elle peut participer, par ses méthodes et ses angles de recherche, à mettre en place ou à renouveler des initiatives, alliances ou axes de recherche afin de penser une justice en matière de logement; un peu à la manière de ce qui a été proposé durant ce colloque de mai dernier. Il s’agira alors de montrer d’abord que le logement est un problème de philosophie politique avant d’explorer, dans un second temps, certaines avenues que permet d’emprunter la philosophie politique pour défendre un droit au logement.

En quoi l’accès au logement est-il un problème de philosophie politique?

Penser le logement à partir de la philosophie demande à justifier en quoi le logement est une question philosophique et, de surcroît, en quoi le logement est un objet de philosophie politique. Dans un article publié il y a plus de trente ans déjà, le philosophe américain Jeremy Waldron soutient la thèse selon laquelle l’itinérance est un obstacle à la liberté. L’argument de Waldron soutient que la liberté d’être quelque part est essentielle pour la liberté de faire quelque chose. Pour Waldron, la différence entre une personne en situation d’itinérance et une personne ayant un toit, qu’elle soit locataire ou propriétaire, est que celle qui est logée dispose d’un endroit où elle peut faire ce qu’elle veut (dans les limites légales). (Waldron 1991) Il y aurait alors une inégalité spécifique présente entre ces deux situations. La personne en situation d’itinérance se voit privée d’une forme de liberté en raison des difficultés liées au logement. L’exemple saillant que donne Waldron est celui de l’utilisation de lieux publics pour répondre à ses besoins de base comme uriner ou se laver. Initialement un enjeu de justice sociale, la question de l’itinérance devient alors une question de liberté politique à cause des obstacles qu’elle impose à certaines personnes, affectant leur capacité à agir et à exercer un contrôle sur leur environnement en raison de l’organisation du monde habitable autour de la propriété privée. Bien que l’argument de Waldron se concentre exclusivement sur les situations d’itinérance, il offre des perspectives différentes pour analyser comment l’accès au logement (ou le mal-logement) impacte la capacité des individus à jouir de leur liberté d’agir. Il est possible d’imaginer comment des phénomènes comme la gentrification peuvent, en quelque sorte, aussi générer des entraves à la liberté.

La philosophie politique ne s’est intéressée que très peu au logement et beaucoup a changé au cours des trente ans qui séparent l’article de Waldron de l’état actuel du marché du logement. Le marché du logement a été un des moteurs de l’accroissement des inégalités socioéconomiques. La forte spéculation qu’il a subie, un peu partout dans le monde, a contribué à approfondir les inégalités de patrimoine et donc à cristalliser un schisme encore plus fort entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas leur logement (Piketty 2013).

Si le logement ne figure pas de manière importante dans les œuvres séminales des théories de la justice telles que celles de Rawls (2020), Nozick (1974) ou même Sen (2009) et Nussbaum (2013), le pivot épistémologique opéré en philosophie politique permet tranquillement de penser les injustices en matière de logement comme un sujet d’importance pour la réalisation de la justice sociale et des idéaux démocratiques. L’exemple maintenant presque séminal de Sandy dans le Responsibility for Justice de Iris Marion Young (2011) témoigne timidement de la prise en charge par la philosophie politique des inégalités flagrantes qui s’opèrent au sein des démocraties libérales contemporaines. La philosophie politique n’offre généralement pas un témoignage riche sur ces inégalités (Piketty 2019). Elle peut néanmoins faire avancer des travaux provenant d’autres disciplines afin, notamment, de proposer des alternatives à l’organisation actuelle du logement au sein des démocraties libérales. Par exemple, dans son livre de 2020, Le promoteur, la banque et le rentier, Louis Gaudreau s’intéresse au développement du marché immobilier et aux problèmes que celui-ci engendre alors qu’il est devenu un marché financiarisé. Le travail interdisciplinaire de Gaudreau pose un regard important sur la manière dont le développement du marché du logement, surtout au Québec et au Canada, est le résultat d’un rapport complexe entre politiques publiques, politiques fiscales et des décisions de nature idéologique (Gaudreau 2020). Vers la fin de son ouvrage, Gaudreau propose qu’il résulte une « perte de contrôle sur son milieu de vie » pour les personnes touchées lorsque le marché de l’immobilier génère des conséquences délétères comme il peut le faire actuellement (Gaudreau 2020). Rowen Moore témoigne d’un sentiment similaire dans son ouvrage Property où il s’intéresse à ce que la propriété « fait à nos esprits » (Moore 2023, traduction libre) que ce soit par la manière dont la propriété (comprise ici comme le fait de posséder une maison, des terres ou des appartements) module les préférences, mais surtout comment elle peut générer des situations d’inégalités en justifiant des évictions, des mouvements NIMBY (« pas dans ma cour ») ou des politiques publiques hostiles à l’itinérance.

La philosophie politique permet de se saisir de la dimension politique que revêt le droit au logement. Il s’agit alors de s’intéresser au rôle qu’occupe le logement pour ce sentiment de « contrôle » sur son milieu de vie (Gaudreau 2020). En ce sens, il n’est pas question de s’intéresser à ce qu’est un logement ou, par exemple à ce qui distingue un toit d’une maison, mais bien de s’intéresser au rôle particulier du logement comme médiateur entre la personne qui l’occupe et le monde qui l’entoure. Il devient un objet politique notamment par la manière dont il conditionne les rapports sociaux. Un marché du logement qui est nocif, pour le dire avec Debra Satz, vient bouleverser le sentiment même d’égalité entre les membres d’une même société (Satz 2010). La philosophie politique offre donc la possibilité de saisir le logement au-delà de sa composante matérielle. Concrètement, elle permet de réfléchir non seulement le logement par rapport à des questions de justice distributive, mais aussi de le réfléchir par rapport à des postulats normatifs liés aux droits et libertés constitutives des démocraties libérales.

De la justice sociale vers un droit au logement

En ce sens, imaginer une justice en matière de logement correspond en quelque sorte à penser, et lutter, pour un droit au logement. Dans le contexte actuel du développement du marché du logement, défendre un droit au logement pose non seulement une série de défis pratiques (qui sont bien au-delà de ce qu’il est possible de traiter ici), mais aussi une série de défis théoriques nécessaires à surmonter pour mobiliser les actrices et acteurs concernés et mettre en place ces dites mesures. Demander un droit au logement ne doit pas se faire en vase clos. Ce droit doit se penser comme un droit s’inscrivant dans une constellation de droits garantissant la justice sociale. Lutter pour un droit au logement doit se faire avec une vision globale qui prend en compte l’impact que peut avoir l’accès (ou l’absence d’accès) au logement pour la jouissance pleine non seulement des droits et libertés civils et politiques, mais aussi des droits économiques, sociaux et culturels. La philosophie politique permet ce terrain d’échange pour une pluralité de considérations sur le rôle qu’occupe le logement dans l’architecture des droits et libertés, notamment celle qui m’apparaît la plus difficile dans le contexte des démocraties libérales d’économie de marché : la confrontation entre les différents droits.

En effet, il devient évident que la réalisation du droit au logement court le risque de créer une opposition avec d’autres droits (Clément 2018). Dans un contexte où l’offre de logement est très largement fournie par le marché (via les promoteurs privés), le droit au logement risque d’entrer en conflit avec le ou les droits permettant la construction et le maintien de cette offre de logements : le et les droits de propriété. Nous ne pourrons qu’effleurer cette question. Néanmoins, la confrontation entre le droit au logement et les droits de propriété (les règles régissant la propriété privée) n’est pas uniquement conceptuelle : elle pose un enjeu réel pour l’accès à la justice et la réalisation de la justice sociale. L’article de Waldron place le débat en ces termes : les personnes en situation d’itinérance ont un accès très limité aux espaces publics, car ceux-ci sont généralement soumis aux règles de la propriété publique. En réalité, ces espaces publics sont conçus en complément des espaces privés, car ils sont intrinsèquement liés à l’organisation du monde autour de la propriété privée. Ainsi, une personne itinérante se retrouve, d’une certaine manière, dépendante des autres membres de sa communauté. Sa capacité à agir librement est donc subordonnée à la manière dont les autres lui permettent de « se trouver » dans certains lieux et de « faire » ce qu’elle désire. La liberté de la personne itinérante est donc conditionnée par la volonté de ceux qui possèdent un lieu où vivre. Il devient alors essentiel de s’interroger sur ce que signifie, d’un point de vue moral et politique, le fait de posséder un espace privé ou d’avoir accès à un lieu privé appartenant à autrui pour bénéficier d’une forme de liberté. La philosophie politique permet notamment d’investir ce champ théorique (et politique) difficile.

Lutter pour un droit dépasse la philosophie

La philosophie politique offre un potentiel limité pour améliorer de manière significative les conditions de vie des personnes affectées par la crise actuelle, même si elle peut s’avérer utile comme une avenue complémentaire aux gestes déjà entrepris par une variété de groupes, d’organismes et d’initiatives – qu’il s’agisse de travail de recherche ou non. Au-delà des postulats normatifs qu’elle pourrait être amenée à offrir, la philosophie politique doit permettre de situer à nouveaux frais la lutte pour une justice en matière de logement dans un contexte de multiplication des luttes pour la justice sociale. Elle doit éviter le piège d’offrir des solutions à la crise du logement qui ignorent les luttes ou certaines conditions d’oppression qui exacerbent la crise pour certains groupes. Je pense d’abord à des mesures prenant racine dans une idéologie propriétariste ayant comme conséquence de perpétuer et d’accentuer des rapports sociaux inégalitaires et même , de domination. Pensons au CELIAPP, par exemple.

En somme, le colloque de mai dernier cherchait à répondre à la question « Que peut faire la philosophie, et la philosophie politique en particulier, pour une justice sociale en matière de logement? » L’événement a permis de mettre en dialogue des gens, des idées et des méthodes pour tenter de répondre au problème actuel du manque de justice en matière de logement en montrant comment un dialogue interdisciplinaire et intersectoriel peut favoriser la naissance d’idées et d’initiatives nouvelles, notamment sur des questions normatives comme celles traitant de la propriété et des droits civils et politiques. Toutefois, la réflexion philosophique doit savoir reconnaître ses limites et elle ne doit pas s’ériger en discipline ayant la prétention de récupérer, d’organiser ou de propulser les initiatives déjà en place. On dit souvent faire de la philosophie politique. Parfois, faire de la philosophie politique pourrait signifier laisser le politique se faire sans trop philosopher.

PS. Je tiens à remercier toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont participé, d’une manière ou d’une autre, au colloque Logement et justice sociale.

Bibliographie

Clément, Dominique. 2018. « Human rights or social justice? The problem of rights inflation ». The International Journal of Human Rights 22 (2) : 155‑69. https://doi.org/10.1080/13642987.2017.1349245.
Gaudreau, Louis. 2020. Le promoteur, la banque et le rentier. Fondements et évolution du logement capitaliste. Montréal : Lux.
Moore, Rowan. 2023. Property: The Myth That Built the World. London : Faber & Faber.
Nozick, Robert. 1974. Anarchy, State, and Utopia. New York : Basic Books.
Nussbaum, Martha C. 2013. Creating Capabilities: The Human Development Approach. Harvard University Press.
Piketty, Thomas. 2013. Le capital au XXIe siècle. Les livres du nouveau monde. Paris : Éditions du Seuil.
———. 2019. Capital et idéologie. Paris : Éditions du Seuil.
Rawls, John. 2020. A Theory of Justice. Harvard University Press.
Satz, Debra. 2010. Why Some Things Should Not Be for Sale. Oxford University Press.
Sen, Amartya. 2009. The Idea of Justice. Harvard University Press.
Waldron, Jeremy. 1991. « Homelessness and the issue of freedom ». UCLA law review 39 (295) : 295‑324.
Young, Iris Marion. 2011. Responsibility for Justice. Oxford University Press.