Le concept du filtrage et la crise du logement au Canada
Elliott Rossiter, Douglas CollegeDate de publication: 2024-12-10
Mots-clés: vitrine, logement, justice sociale, philosophie politique, droits civils et politiques, droits socio-économiques
On parle souvent d’une crise du logement au Canada. Si cette appellation de « crise du logement » est omniprésente dans les discours politiques, les projets de loi, et les rapports concernant divers aspects du logement au Canada, que signifie-t-elle vraiment?
Le besoin d’une plus grande quantité de logements abordables au Canada est généralement reconnu. Les désaccords apparaissent dans les façons dont on devrait concrétiser la réponse à ce besoin. Les politiques plus spécifiques (plans stratégiques, projets de loi, formes d’investissement budgétaire) sont contestées à tous les paliers de gouvernement. Les avis divergent quant à la nature de la crise du logement et aux façons de la résoudre.
Au Canada, la façon dominante d’approcher le problème est basée sur l’économie de l’offre : il y a trop de demandes de logement pour l’offre disponible sur le marché immobilier. Si on augmente l’offre en construisant plus de bâtiments (on augmente la somme totale des unités de logement), alors on verra une réduction concomitante des prix des logements, qui tendront vers un équilibre plus raisonnable pour la plupart des gens.
En 2022, la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) a publié un rapport très influent qui propose que le Canada devrait construire, entre 2021 et 2030, 3,5 millions de logements de plus que ce que prévoyaient les projections initiales pour rétablir l’abordabilité dans les marchés immobiliers au Canada (Société canadienne d’hypothèques et de logement 2022). Le Québec, par exemple, devrait construire 860 000 unités de logements supplémentaires entre 2021 et 2030 pour abaisser le prix moyen des logements de $449 0001 à $364 000, selon la projection de la SCHL la plus récente (Société canadienne d’hypothèques et de logement 2023).
La question qui émerge de cette analyse est : comment une augmentation de l’offre – conçue comme une somme totale et non comme l’augmentation plus spécifique du logement social, par exemple – pourrait bénéficier aux gens à revenus faibles ou moyens qui rencontrent des difficultés à accéder à des logements abordables et adéquats?
En répondant à cette question, l’analyse de la SCHL invoque le concept du filtrage. La construction des nouveaux logements, même s’ils sont vendus au prix fort, bénéficie à tout le monde parce que le déménagement des riches dans ces nouvelles unités rend les unités qu’ils quittent dans de plus vieux bâtiments accessibles à ceux qui ont de plus faibles revenus. La SCHL a récemment publié un rapport qui défend le concept du filtrage comme processus fiable pour réguler l’offre des logements sur le marché et pour guider les politiques du logement au Canada (Société canadienne d’hypothèques et de logement 2024).
Il est important de noter que le concept du filtrage ne fonctionne pas ici d’une manière simplement neutre : plutôt, sa fonction est normative parce qu’il justifie une approche politique qui favorise le marché comme fournisseur principal du logement au Canada.
Néanmoins, on devrait être sceptique de ce concept et des déclarations que la construction du marché pourrait bénéficier à tout le monde. Il y a des problèmes empiriques et moraux avec le concept du filtrage qui devraient nous inciter à questionner cette approche dans le développement des politiques du logement. Particulièrement, cette approche pose problème quand on reconnaît que résoudre la crise du logement au Canada ne se limite pas à la quantité de logements disponibles et demande qu’on s’attarde aux dynamiques politiques qui s’expriment au travers les enjeux du logement. Résoudre la crise du logement, c’est aussi bâtir un système politique plus juste. Des outils philosophiques peuvent nous aider à critiquer la politique du filtrage et à envisager une politique de logement plus juste.
L’argument en faveur de la gestion de la crise par le marché utilise le concept du filtrage sous sa forme inductive. Il présente des études de marchés immobiliers particuliers où, suite à la construction de logements neufs, les processus de filtrage ont été bénéfiques dans la mesure où ils ont mené à une plus grande abordabilité des logements. La conclusion que l’argument nous invite à tirer est que les processus de filtrage seront couronnés de succès dans n’importe quel contexte où il y a des constructions neuves. Comme les processus de filtrage fonctionnent aux États-Unis, en Finlande ou encore en Suède, l’argument soutient qu’on verra aussi ces processus apparaître avec une croissance de l’offre au Canada.
Il y a une poignée d’études populaires citées par ceux qui défendent une politique pro-marché en utilisant le concept du filtrage Mast (2023). Or, cette littérature, et les déploiements politiques de cette recherche, réalisent une induction imprudente qui passe d’une analyse particulière (le filtrage conduit à l’abordabilité là-bas) à une proposition générale (le filtrage conduit à l’abordabilité partout).
La thèse avancée par le rapport de la SCHL sur le filtrage est que la construction des unités de logement aux prix de marché pourrait être bénéfique pour améliorer l’abordabilité générale, comme la poignée d’études citée plus haut entend le démontrer (Société canadienne d’hypothèques et de logement 2024)2 Cette présentation suit une forme de raisonnement populaire dans les discours du politique au sujet du logement qui infère les effets de la construction à partir d’exemples d’autres endroits.
Dans leur guide Evidence-Based Policy: A Practical Guide to Doing it Better, Nancy Cartwright et Jeremy Hardie affirment qu’il faut faire attention lorsqu’on réalise ces sortes d’inférence. Ils proposent une structure syllogistique pour guider les inférences à la forme « de là-bas à ici » qui sont populaires dans le domaine politique.
La politique fonctionne là-bas (c.-à-d., elle joue un rôle causal positif là-bas et les facteurs d’appui nécessaires pour qu’elle puisse jouer ce rôle sont présents là-bas).
La politique peut jouer le même rôle causal ici et là-bas.
Les facteurs d’appui nécessaires pour que la politique joue un rôle causal positif sont mis en place ici.
Conclusion. La politique fonctionnera ici. (Cartwright et Hardie 2012, 54, traduction libre)
Il est important de noter que la vérité de la première prémisse ne garantit pas la vérité de la conclusion. Autrement dit, savoir qu’une politique est efficace dans un contexte particulier n’est pas par-là même la preuve que la politique sera efficace dans un contexte différent. Il faut aussi démontrer l’existence d’un principe causal qui est stable à travers les deux contextes.
La démonstration d’un principe stable requiert non seulement la présentation d’exemples positifs, mais elle nécessite également une explication de la raison pour laquelle la preuve contraire, dans les autres contextes, ne devrait pas saper notre confiance épistémique dans l’existence d’un principe causal fiable et applicable.
Et c’est ici que les positions pro-filtrage s’effondrent. Depuis l’apparition des discours du filtrage au milieu du vingtième siècle, les exemples contraires sont discutés dans la littérature scientifique sur le logement. On trouve par exemple des études qui montrent les contextes dans lesquels les processus de filtrage ne mènent pas à l’abordabilité plus générale, même au milieu des mises en chantier d’habitations neuves Stacy et al. (2023). On trouve aussi des études qui montrent l’existence de différences significatives dans les effets des processus de filtrage à travers les contextes Spader (2024).
Sans l’explicitation des contextes dans lesquels les effets du filtrage sont contraires ou ambigüs3, la structure de l’argument pro-filtrage n’est pas satisfaisante : on ne peut pas tirer la conclusion qu’une politique basée sur le filtrage fonctionnera ici parce qu’on ne sait pas s’il existe un principe causal qui unit les autres contextes et le nôtre.
Alors que nous sommes confrontés à des exemples qui justifient et qui invalident la causalité des processus de filtrage sur l’abordabilité, la position la plus raisonnable est de suspendre notre jugement sur l’efficacité des processus de filtrage dans les marchés immobiliers au Canada. Et face à cette incertitude, il est plus raisonnable de rechercher l’abordabilité d’une manière directe, avec des politiques qui soutiennent le logement social et les protections des locataires, plutôt que de la rechercher d’une manière indirecte en comptant sur des processus de filtrage incertains.
Outres les problèmes empiriques, on pourrait identifier les problèmes moraux d’une politique du logement basée sur le filtrage. Selon l’approche des capabilités (popularisée par les philosophes Amartya Sen et Martha Nussbaum), la mesure de la justice d’une politique ne devrait pas être une figure simple comme la croissance de l’offre totale, mais plutôt la promotion universelle des capabilités, c’est-à-dire des possibilités réelles de choix que les gens possèdent dans le domaine du logement. En fait, il est possible qu’une fixation limitée à la croissance de l’offre totale masque les injustices qui surviennent sous la forme de la diminution des capabilités des groupes opprimés. Par exemple, lorsqu’une augmentation de l’offre est obtenue par le déplacement dans les processus du redéveloppement urbain où les logements locatifs avec des loyers abordables sont remplacés par les condos inaccessibles à ceux qui étaient déplacés.
Pour promouvoir les capabilités, le but de la politique du logement ne devrait pas être simplement l’augmentation de l’offre, mais la diffusion du pouvoir, particulièrement aux gens qui n’ont pas de logement adéquat. Le problème avec une politique de filtrage est qu’elle accepte un système de logement qui promeut en premier les capabilités des ménages plus riches (en bâtissant les nouveaux logements pour eux), alors que les capabilités des ménages plus pauvres sont avancées seulement si les chaînes d’inoccupation leur bénéficient. Ce système de priorisation est injuste en ne parvenant pas à se concentrer directement sur les privations des capabilités les plus graves.
La question du pouvoir pourrait aussi nous mener à repenser la signification de l’appellation de « crise du logement ». Le philosophe Kyle Whyte note qu’il y a une propension à penser en mode de crise qui pourrait reproduire et intensifier les injustices, particulièrement les injustices souffertes par les peuples autochtones. Selon lui, les épistémologies de crise comprennent un présentisme qui ignorent les injustices historiques et un biais d’urgence qui limite la pensée morale (Whyte 2020).
Contre le présentisme, il n’est pas possible d’avoir une compréhension de la crise du logement au Canada sans rendre compte des injustices du déplacement et de la dépossession soufferte par les peuples autochtones et par d’autres communautés opprimées. Et contre le biais d’urgence, la question ne devrait pas se réduire aux possibilités techniques qui nous permettraient de construire une plus grande quantité de logement le plus rapidement possible, mais elle devrait inclure une réflexion sur la façon dont on pourrait rectifier les injustices historiques et promouvoir les capabilités des communautés opprimées qui manquent d’accès aux logements adéquats.
Le problème avec une politique de logement pro-marché, qui emploie le concept du filtrage, est que les capabilités des ménages plus pauvres (souvent ceux qui vivent des défis intersectionnels liés à la race, la classe, le genre, et les capacités physiques) ne sont pas priorisées dans la structure actuelle du système de logement. Mais une reconnaissance des problèmes empiriques et moraux de cette approche pourrait nous mener à envisager un système de logement différent et plus juste, qui rectifie les injustices et qui promeut les capabilités de tous.
Le prix moyen ici est donné pour 2021 (Société canadienne d’hypothèques et de logement 2022), mais le prix moyen actuel est plus haut : pour octobre 2024, le prix moyen des logements dans la province du Québec est $536 321 (selon la carte des prix la plus récente de l’Association canadienne de l’immobilier). L’Association canadienne de l’immobilier, « Carte du prix national », accédé le 21 novembre 2024 : https://www.crea.ca/fr/analyses-du-marche-de-lhabitation/statistiques-sur-le-marche-de-lhabitation-canadien/carte-du-prix-national/↩︎
Il faut noter que les deux études commissionnées par la SCHL qui informent leur rapport présentent une explication du filtrage complexe, qui inclut plusieurs nuances : ce n’est pas une augmentation simple de l’offre qui mène à des effets bénéfiques, mais une augmentation mixte composée des logements à coûts bas, moyens et hauts (Sun 2024). De plus, les analyses des effets d’entraînement causés par la construction des nouveaux logements n’offrent pas de conclusion certaine concernant les effets autour de l’amélioration de l’abordabilité générale dans les marchés immobiliers (Davidoff, Somerville, et Canada Mortgage and Housing Corporation 2024). Mais la présentation publique de la SCHL ne montre pas ces complexités.↩︎
La discussion des preuves contraires aux effets bénéfiques du filtrage est d’une telle brièveté, dans le rapport de la SCHL, qu’elle ne permet pas d’apprécier la portée des contre-exemples.↩︎