No. 01 — Philosophie et science-fiction

Pour une science politique fictionnelle. L’utopie comme science-fiction

Thomas Minguy, Université McGill

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: érudite

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Dans Pour une poétique de la science-fiction : études en théorie et en histoire d’un genre littéraire, Darko Suvin suggérait que l’utopie soit un « sous-genre socio-politique de la science-fiction » (2016, 76; 1977, 3 : 69). Comme Suvin lui-même le souligne, c’est là une déclaration au ton anachronique, puisque historiquement parlant, le concept d’utopie semble apparaître avant le genre de la science-fiction (Suvin 2016, 76; 1977, 3 : 69). En effet, le mot « utopie », jeu de mots signifiant à la fois « nulle part » (u-topos) et « la bonne place » (eu-topos), naît au 16e siècle sous la plume de Thomas More, dans l’œvre éponyme Utopia (1516). La science-fiction, quant à elle, semble plus tardive. Elle se concrétise au 19e siècle, notamment dans les œuvres de Jules Verne et d’H.G. Wells. Néanmoins, force est de constater que dans le dernier siècle, la science-fiction est le lieu privilégié de la fiction utopique. Il semble donc qu’en effet, les deux genres partagent une certaine affinité – d’une nature qu’il est philosophiquement intéressant d’explorer.

Cet article suggère que l’utopie, comme catégorie philosophique, caractérise un type de discours narratif qui provoque un dévoiement de la science. Dans les pages qui suivent, je cherche à explorer la relation que la pratique narrative utopique entretient avec la science-fiction. C’est donc une tentative de comprendre ce qu’est l’utopie à l’aune de la science-fiction. Ce que je veux montrer, c’est que contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’utopie est bien loin d’être en opposition à la science. Pour ce faire, je propose tout d’abord de me pencher sur la naissance du discours utopique d’un point de vue historique. Puis, je montrerai les dimensions scientifiques de l’utopisme. Nous verrons ainsi que l’utopie est bel et bien une fiction politique, mais qui n’est pas réductible à une simple fabulation. C’est plutôt une exubérance scientifique appliquée à la chose politique.

1. La riposte utopique

L’utopie est avant tout un remède. Ce n’est pas un hasard si l’utopie est née au 16e siècle et si l’utopisme a été fort populaire lors de l’engouement du 19e siècle pour les théories socialistes. L’utopisme, en tant que manière de penser la politique, est une riposte à l’attitude réaliste. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’elle soit réductible à un idéalisme naïf. L’imaginaire rempli d’espoir de l’utopiste s’oppose au cynisme du réaliste, et c’est là son impact philosophique.

Pour arriver à ce constat, on doit invoquer un des pères de la science politique moderne, Machiavel. Ce dernier nous apprend dans Le Prince que pour bien penser l’art de la politique, il faut éviter les images idéalisées de la nature humaine. Il faut plutôt faire de la politique avec ce que les êtres humains sont réellement : « ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gains » (Machiavelli 1992, 131 : 131, 138). Le réalisme politique, incarné par Machiavel, se définit comme une perspective politique qui refuse de remédier aux défauts et vices des êtres humains, mais qui prend plutôt ceux-ci comme des aspects nécessaires de l’existence humaine. Ce que le réalisme revendique, c’est une science de l’être humain qui ne juge pas celui-ci, mais le prend comme il est. Ceci implique donc une science politique comme science des conflits, puisque ceux-ci naissent naturellement de nos dispositions antisociales. Le rôle de l’État est dès lors d’offrir des soupapes pour le mécontentement. La politique du réalisme n’est plus le domaine du perfectionnement moral, comme le pensaient les Anciens, mais celui du maintien du pouvoir.

L’utopisme refuse ce constat du réalisme. Son intuition fondamentale est que l’être humain n’est pas comme Machiavel le décrit. Ce que le réalisme appelle la réalité n’est en fait qu’un effet arbitraire, le résultat d’arrangements politiques dysfonctionnels. La réponse au réalisme est une thèse politique : l’être humain peut être autre, car sa méchanceté ne provient que d’une mauvaise structure politique. L’art de gouverner n’est pas une science du conflit, mais une science de la production d’harmonie. L’utopisme, c’est un discours sur la politique comme technique d’harmonisation.

À ce sujet, Pierre-François Moreau, dans une étude sur l’utopie, propose que l’utopisme répond à la science du réalisme avec une attitude tout aussi scientifique : ce qu’il faut faire, c’est trouver la cause politique de la méchanceté humaine, puis proposer un système qui fait fi de cette cause (Moreau 1982). Le réalisme, nous dit l’utopiste, se met des œllères en acceptant l’état actuel des choses comme la seule possibilité. Un peu d’imagination suffit à nous faire voir une myriade d’alternatives. Si l’utopie est « nulle part », c’est simplement par manque d’imagination. Le recours à la fiction afin d’imaginer d’autres réalités constitue la réponse utopique à la réduction réaliste.

On trouve une confirmation de cette dynamique dans le premier livre de l’Utopia de Thomas More, où on lit une critique du système politique de l’Angleterre de More (More 2016). Ce qui ressort clairement, c’est que les supposés vices, tels que la tendance au vol chez les paysans, ne sont pas innés. En fait, ils sont les conséquences de décisions politiques concrètes, tels le phénomène de l’enclosure (c.-à-d. transformation des terres agricoles en propriété privée) et la part grandissante du capital dans le régime politique anglais. Dans le second livre de l’œuvre, More procède à la description d’une île lointaine, fictionnelle, qui aurait éliminé ces facteurs. Cette division montre que l’imagination de nouvelles réalités sociales dépend d’une compréhension des causes des maux actuels. Lorsqu’on comprend que la réalité du réalisme n’est qu’une possibilité arbitraire, on se permet le recours à la fiction pour imaginer une nouvelle science politique, pour créer un nouveau monde social.

La riposte utopique, c’est le refus d’une réduction de la réalité sociale à ce qu’en dit le réalisme politique. C’est un appel à imaginer une nouvelle causalité politique.

2. Quand la fiction devient science

L’utopie est bel et bien une fiction, mais on voit déjà que l’utilisation de la fiction n’est pas une simple tactique d’évasion. Au contraire, si l’utopiste imagine, c’est pour insuffler un peu d’espoir en la capacité humaine à changer le monde, capacité qui dépend de l’invention d’une nouvelle science politique. Cet espoir façonne la manière dont on pense la fiction politique de deux manières : dans la méthode et dans la place de la science dans l’utopie. C’est ici que la qualification de science-fiction prend tout son sens.

Dans deux études bien distinctes dans leurs intentions, Pierre-François Moreau et Raymond Ruyer soulignent le caractère déductif du discours utopique (Moreau 1982; Ruyer 1988). Comme susmentionné, l’utopie commence avec l’identification d’une cause pour expliquer nos maux. Cette cause est politique, au sens qu’elle ne se trouve pas dans la nature humaine. À partir de cette cause, il est possible de déduire une axiomatique sociopolitique. Pour le dire autrement, à partir d’une cause politique donnée, on peut déduire un système de lois et de principes qui expliquent nos arrangements sociaux, un peu comme on peut déduire une panoplie de phénomènes à partir des quelques lois de la physique newtonienne.

Ce que l’utopiste fait, et c’est un point central dans l’analyse de ce que Ruyer appelle le procédé utopique, c’est de considérer que ce que le réalisme appelle la réalité humaine n’est que le résultat d’un processus causal arbitraire. Pour le dire autrement, ce qu’on considère être la nature, ou la norme, n’est en fait qu’un possible parmi tant d’autres. La condition humaine telle que décrite par Machiavel n’est en fait que le résultat d’un certain système de principes politiques. On peut ainsi imaginer d’autres mondes possibles en changeant les principes qui semblent régir le nôtre. Bref, la fiction utopique est moins une fabulation qu’une tentative de penser une nouvelle science politique. Face à la déclaration du réaliste qui nous demande d’accepter la réalité et ses lois pour ce qu’elles sont, l’utopiste suggère que la réalité n’est pas la seule possibilité et que d’autres systèmes de lois scientifiques sont possibles. Tout comme la géométrie non euclidienne montrait que la géométrie euclidienne n’était pas le seul paradigme possible pour étudier l’espace, l’utopie montre que notre conception de la réalité sociopolitique n’est qu’un paradigme parmi tant d’autres. Si notre science politique juge certains phénomènes impossibles, c’est seulement parce que ses principes et axiomes sont des obstacles.

On peut résumer cette intuition à l’aide des mots de Charles Fourier. Fourier décrit sa méthode de recherche utopique comme étant composée de deux règles : le doute absolu et l’écart absolu. La première règle est au fondement de la science moderne : douter de toute opinion qui est largement acceptée par la plupart des gens, ou, plus simplement, œuvrer dans l’absence de préjugés. La seconde règle est caractéristique de la méthode utopique : « J’avais présumé que le plus sûr moyen d’arriver à des découvertes utiles, c’était de s’éloigner en tout sens des routes suivies par les sciences incertaines, qui n’avaient jamais fait la moindre invention utile au corps social » (Fourier 1966, 1 : 4). L’écart absolu est un plaidoyer d’inventivité. C’est la déclaration que tant que l’on ne fait qu’emprunter les chemins connus, on ne peut arriver qu’aux mêmes résultats décevants. Les deux règles forment une méthode utopiste en tant qu’elles considèrent les postulats des sciences actuelles comme étant pauvres et inutiles. Autrement, qu’est-ce qui peut expliquer la continuité de nos problèmes sociaux ? La méthode utopique est une croyance fervente en la possibilité de changer le monde à l’aide d’une inventivité scientifique. La fiction devient en ce sens une véritable méthode scientifique.

On retrouve cette foi en la science et son potentiel révolutionnaire dans le contenu des descriptions utopiques. Si un changement axiomatique nous permet de déduire de nouveaux arrangements sociaux, les utopies nous montrent aussi que toute avancée sociale s’accompagne d’une révolution scientifique et technologique. Sur l’île d’Utopie telle que décrite par Thomas More, on trouve une population qui accorde à la science une place importante. Chez Campanella, la Cité du Soleil est un véritable lieu de savoir. Non seulement les murs de la cité sont gravés afin d’enseigner les diverses sciences à la population, mais la cité est dirigée par Métaphysique, accompagnée de Pouvoir, Sagesse et Amour. La société est pour ainsi dire dirigée et organisée par le savoir et la science (Campanella 1844). Dans la Nouvelle Atlantide de Bacon, la maison de Salomon est une immense entreprise scientifique et technologique qui règne sur l’île de Bensalem (Bacon 1905). Bacon n’hésite pas à nous décrire comment cette société vouée au développement technologique est capable de régler la plupart des problèmes de son époque. Pour ces utopistes de la première heure, ces États fictifs nous révèlent les promesses de la science et de la technologie : une véritable révolution sociale, ainsi qu’une capacité à changer la face de la réalité.

De même, Claude-Henri de Saint-Simon fera, au 19e siècle, la proposition, dans ses Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, d’une société dirigée par des scientifiques afin de régler nos problèmes sociaux (Saint-Simon 1803). Et que dire des phalanges de Fourier, découlant d’une nouvelle science des passions permettant la coordination et la cohésion sociale ? L’utopie carbure aux possibles que les nouvelles sciences et technologies nous permettent d’imaginer. C’est son principe organisateur même, son plus grand espoir.

La fiction agit en tant que méthode scientifique pour nous faire quitter nos paradigmes limités, mais la science fictionnelle des sociétés utopiques montre aussi les limites des entreprises scientifiques dans nos sociétés viciées. Autant au niveau de la méthode que du contenu, l’utopie exprime son antiréalisme à l’aide d’un seul plaidoyer : pour changer le monde, il suffit d’un peu d’imagination scientifique comme principe politique.

3. L’utopiste comme ingénieur

L’utopie est un sous-genre sociopolitique de la science-fiction. C’est la déclaration initiale de cet article, que nous pouvons maintenant mieux comprendre. Sociopolitique, puisque le genre utopique naît en tant que riposte au réalisme politique. Science-fiction, car l’utopie est une science développée à l’aide de la fiction, et qui nous présente des sciences et technologies elles-mêmes fictionnelles.

Bien simplement, l’utopie est une alternative sociopolitique que l’on imagine puisque la réalité sociale ne peut être la seule possibilité. L’État utopique est en rupture avec la réalité, et cette rupture est alimentée par l’espoir envers les possibles promis par la science et la technologie. Cet espoir nous montre que nous manquons bêtement d’imagination lorsqu’il est question de la réalité humaine et de notre capacité à la changer.

La rupture utopique n’est donc pas une simple négation de la réalité. Elle est plutôt le résultat d’un désir de prendre la réalité en main afin de radicalement la changer. L’utopie est science-fiction, car ce qui est exigé, c’est une rationalisation du monde à l’aide de la fiction qui nous permet de le changer pour le rendre vivable.

Pour conclure, on peut se tourner vers l’œuvre magistrale de Kim Stanley Robinson qui capture parfaitement cette logique. Dans sa trilogie Mars, Robinson nous raconte la colonisation de Mars (Robinson 1993, 1994, 1996). Pour rendre la planète vivable, il faut entreprendre une procédure de terraformation. Il faut utiliser la science et le savoir-faire humain pour littéralement produire la nature dans un lieu où elle n’existe pas. Dans cette œuvre de science-fiction, le projet de terraformation joue le rôle d’une métaphore pour un processus qui se déroule en parallèle : la création d’un État et d’une société martienne. Le projet même de terraformation est au cœr de débats scientifiques, technologiques, philosophiques, écologiques; mais il est aussi une analogie parfaite pour l’exercice utopique. Au milieu de la rédaction d’une Constitution pour ce nouvel État, c’est Nadia Cherneshevsky, une ingénieure, qui constate avec plaisir que finalement, la rédaction d’une Constitution n’est qu’une forme d’ingénierie imaginaire (Robinson 1996, Book 3 : 144). Terraformation et invention constitutionnelle ne sont que deux manières scientifiques de créer un monde. L’utopiste ne saurait penser autrement.

L’utopie, c’est l’ingénierie fictionnelle d’un État. C’est l’invention d’axiomes, postulats et lois d’une bonne science politique, qui ne se trouve nulle part – pour le moment. C’est le rêve d’un ingénieur politique qui vise la production d’une humanité parfaite, en rupture avec les défauts du monde.

Bibliographie

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