No. 01 — Philosophie et science-fiction

La pluralité des mondes chez Nicole Oresme (ca. 1345-1377)

Yanick Laverdière, Université de Montréal

Date de publication: 2024-03-01

Mots-clés: érudite

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L’année 2024 marquera le centenaire des observations de l’astronome Edwin Hubble confirmant l’existence de galaxies à l’extérieur de la Voie lactée. Alors que la position dominante considérait notre galaxie comme constituant l’entièreté de l’univers, les découvertes du chercheur américain poussent la communauté scientifique à sonder le cosmos au-delà des limites qu’ils tenaient auparavant pour fixes. Il va sans dire que, si importantes soient-elles, ces observations sont loin d’être le premier exemple d’une réflexion à propos de la finitude du monde. De telles questions trouvent encore une place dans les discussions scientifiques récentes, mais sont aussi de plus en plus récupérées dans les médias de divertissement et dans la culture populaire.

Parmi les nombreuses traces de ces enquêtes qui jalonnent l’histoire des idées, celle du philosophe médiéval Nicole Oresme est sans doute l’une des plus intéressantes. Entre 1345 et 1377, le penseur normand produit au moins deux textes similaires où il aborde la question de l’existence possible de plusieurs mondes. Le premier est un commentaire latin du traité Du ciel d’Aristote, vraisemblablement préparé dans le cadre de sa carrière à la Faculté des Arts de l’Université de Paris1. Le second texte est particulier dans la mesure où il est rédigé en français à la demande du roi Charles V de France (Menut et Denomy 1968). Par l’entremise de ses gloses et explications, le commentaire français se déploie comme un véritable outil de vulgarisation de la philosophie naturelle médiévale. Avec ces deux traités, Oresme offre une théorie de la pluralité des mondes originale qui a fasciné les nombreux médiévistes qui se sont penché sur son œuvre2. Dans l’espoir de redorer l’image des réflexions du Moyen Âge, cet article aura comme objectif de restituer la théorie de l’universitaire parisien dans son contexte.

Le monde dans la pensée scolastique

Contrairement à Hubble, Oresme et ses contemporains ne jouissent d’aucune lunette d’approche leur permettant d’examiner le ciel en détail. Ils sont limités aux observations à l’œl nu et aux connaissances accumulées au fil des époques. Comme pour la majorité du savoir universitaire médiéval, la cosmologie du XIVe siècle doit concilier le système naturel d’Aristote, duquel elle est fondamentalement tributaire, avec la contrainte chrétienne d’un Dieu omnipotent. Cet exercice, caractéristique de la méthode scolastique, mérite un bref détour avant de pouvoir se concentrer plus spécifiquement sur la pluralité des mondes.

Dans un premier temps, il incombe de comprendre les principaux traits du monde tel que le conçoivent les penseurs du XIVe siècle. Selon la position commune, le monde est une sphère finie qui peut être divisée en deux parties. La partie centrale, appelée sphère sublunaire ou terrestre, s’étend du centre du monde jusqu’à l’orbite de la lune, sans néanmoins l’inclure. Il s’agit d’un environnement changeant composé des quatre éléments simples, ordonnés depuis le centre du plus lourd au plus léger : la terre, l’eau, l’air et le feu. La seconde partie englobe la première depuis l’orbite de la lune et s’étend jusqu’à la limite ultime du monde3. C’est un environnement constitué d’un élément immuable : l’éther. Le monde, tel qu’il sera entendu dans cet article, consiste en l’ensemble de ces deux sphères, imbriquées l’une dans l’autre. Il faut donc comprendre que, dans les scénarios étudiés, chaque monde est constitué selon un ordre et des éléments similaires; ils représentent en quelque sorte plusieurs galaxies dans l’univers global.

Dans un second temps, il convient de bien jauger l’impact de l’idée d’omnipotence divine dans les réflexions des philosophes du xive siècle. En fait, les penseurs scolastiques s’accordent généralement pour dire que « Dieu peut faire tout ce qui n’implique pas de contradiction logique, mais il ne peut pas faire ce qui implique une contradiction logique […](Saxe 1516, 180). » Par exemple, Dieu ne pourrait pas faire en sorte que la somme des angles intérieurs d’un triangle soit autre que 180 degrés. En d’autres mots, les scolastiques s’entendent pour concéder à Dieu une toute-puissance, seulement dans la mesure où ces choses sont possibles lorsqu’elles sont considérées dans l’absolu.

Pour compléter, depuis 1277, l’omnipotence divine est protégée par un édit doctrinal émis par l’évêque Étienne Tempier pour l’Université de Paris. Il devient alors interdit d’y professer 219 thèses précises sous peine d’être excommunié4. Parmi celles-ci, plusieurs ciblent spécifiquement la possibilité d’appliquer une quelconque limite au pouvoir divin. Pour le cas qui nous intéresse ici, l’article 34 proscrit l’idée selon laquelle « la première cause (Dieu) ne pourrait pas produire plusieurs mondes5. » Si la position aristotélicienne rejetait jusqu’alors la possibilité d’une pluralité de mondes, les philosophes latins doivent désormais envisager les scénarios où la toute-puissance divine serait à l’origine d’un ou de plusieurs mondes outre celui dans lequel ils se trouvent.

Scénarios imaginaires et pluralité des mondes chez Nicole Oresme

Dans ses commentaires du traité Du Ciel, Oresme ne semble pas croire qu’il soit problématique de concéder à Dieu la puissance de créer une pluralité de mondes. Comme la plupart de ses collègues, il y dédie une question complète dans son premier livre du texte latin : « on se demande s’il est possible qu’il y ait plusieurs mondes6. »

Après avoir bien défini les termes de sa question, Oresme est prêt à présenter quatre manières d’imaginer l’existence de plusieurs mondes :

D’une manière, successivement, comme proposé par Empédocle. D’une autre manière, simultanément et mutuellement séparés, comme le disait Anaximandre; et Aristote condamne ces deux manières. En un autre sens, qu’ils se contiennent mutuellement et qu’ils soient concentriques. D’une quatrième manière, qu’ils se contiennent mutuellement sans qu’ils soient concentriques; c’est-à-dire qu’ils sont excentriques (Kren 1965, 269).

Ce qu’on remarque d’entrée de jeu, c’est que la distinction peut, sans grands problèmes, être réduite à trois types de mondes multiples : (1) successivement dans le même lieu; (2) simultanément dans des lieux différents; (3) simultanément l’un à l’intérieur d’un autre, ou de plusieurs autres. D’ailleurs, Oresme effectue déjà cette réduction dans son commentaire français et évite assez rapidement la possibilité d’un monde excentrique emboîté dans un autre (Menut et Denomy 1968, 166‑68). Malheureusement, le penseur normand n’explicite pas son rejet du scénario excentrique. On peut à tout le moins noter que les références de « haut » et de « bas » du monde excentré ne concorderaient pas avec celles du monde au sein duquel il est imbriqué. En d’autres mots, comment peut-on savoir que la terre du monde excentrique se dirigerait vers le centre de son monde plutôt que vers celui du monde supérieur ? C’est un problème auquel les théoriciens médiévaux devront faire face ailleurs dans leurs réflexions7. Toujours est-il que, selon Oresme, l’existence de plusieurs mondes excentriques les uns dans les autres ne constitue pas une contradiction logique. C’est donc dire qu’il serait possible, quoique peu probable, pour un Dieu tout-puissant de faire en sorte qu’il en soit ainsi.

Figure 1. Une pluralité de mondes excentriques

En revanche, Oresme accorde beaucoup d’attention à la possibilité que plusieurs mondes concentriques soient emboîtés les autres dans les autres. À l’instar de l’exemple précédent, une pluralité de mondes concentriques a aussi l’avantage de ne pas nécessiter la postulation d’un vide extra cosmique; considéré comme une abomination pour le système naturel aristotélicien. Un tel scénario signifie qu’à l’intérieur d’un premier monde, il y aurait une sphère ultime ayant les mêmes caractéristiques que celle communément admise dans la cosmologie scolastique. Un autre point positif de cette représentation est que tous les mondes, aussi nombreux soient-ils, auraient un centre commun et seraient ordonnés d’une façon similaire. Dans son expérience de pensée, Oresme souligne d’ailleurs que ces mondes seraient totalement similaires, mais seulement proportionnels en ce qui concerne la quantité. C’est-à-dire qu’on ne pourrait pas observer de dissimilitude d’un point de vue intérieur :

Ces mondes concentriques seraient entièrement semblables, excepté en quantité, car le monde inférieur serait plus petit, et toutes choses apparaîtrait dans l’un comme dans l’autre; de sorte que, si un homme de ce monde-ci était placé dans le monde inférieur et qu’il devenait aussi petit que les autres hommes de ce monde, il ne croirait pas être dans un autre monde (Kren 1965, 275).

En contrepartie, certains pourraient objecter qu’il serait possible de creuser dans la terre pour parvenir au monde inférieur. De manière peu satisfaisante, Oresme répond simplement que ça ne serait pas possible par nature, tout comme il est impossible de traverser l’ultime sphère du ciel (Menut et Denomy 1968, 170). Pour le penseur, ce scénario est moins improbable que celui du monde excentrique et tout à fait possible quant à la puissance divine, mais il demeure toutefois plus raisonnable de penser que de tels mondes n’existent pas de fait.

Figure 2. Une pluralité de mondes concentriques

Passons rapidement aux deux scénarios restants; déjà rejetés par le Stagirite selon Oresme. Le premier est l’idée d’une pluralité de mondes successifs de telle sorte qu’il n’y en aurait jamais plusieurs simultanément. Oresme suit d’abord la critique formulée par Aristote selon laquelle le scénario d’Empédocle ne représenterait pas plusieurs mondes, mais plutôt un même monde qui oscillerait entre un état ordonné et un état de chaos (Kren 1965, 271; Aristote 1965, I, 10, 279b10). En d’autres mots, l’ordre du monde serait détruit et un nouveau monde serait créé à partir de cette destruction. C’est donc dire que le monde ne serait jamais complètement annihilé et conserverait alors la même matière, réordonnée. Une fois de plus, le penseur parisien note que le scénario est impossible naturellement, mais possible surnaturellement (Kren 1965, 269‑71).

Figure 3. Une pluralité de monde successifs dans le même lieu

La dernière théorie est probablement la plus représentative de l’idée générale d’une pluralité de mondes : au moins deux mondes, existants simultanément, mais séparés les uns des autres. Ce qui est intéressant avec cette avenue, c’est qu’elle est la seule parmi les quatre à supposer un espace entre les différents mondes. En effet, puisque le monde est considéré comme étant une sphère, il paraît évident pour les médiévaux que les nombreux mondes ne puissent pas se toucher sur tous les points de leur surface. Il y aurait donc vraisemblablement un espace vide entre les mondes; ce qui est, encore une fois, problématique selon la lecture d’Aristote (Aristote 1965, IV, 9, 279a). Oresme n’est cependant pas d’avis qu’un tel vide soit absolument impossible selon la toute-puissance divine8. En d’autres mots, il reste sur sa position habituelle voulant qu’une pluralité de monde simultanés et mutuellement séparés puissent avoir été produits par l’omnipotence divine sans contradiction logique.

Figure 4. Une pluralité de mondes simultanés et mutuellement séparés

Oresme prend finalement une position très nuancée au terme de son commentaire latin, sans la finesse et le détail qui caractérisent habituellement ses œvres. En effet, l’universitaire parisien paraît embêté face à au moins trois des quatre scénarios qu’il présente. Il préfère faire preuve de prudence en ne rejetant pas la capacité du pouvoir divin à créer plusieurs mondes, mais souligne aussi qu’il n’y a pas de bonne raison d’assumer qu’il en est effectivement ainsi.

En revanche, sa position semble s’être clarifiée lorsqu’il rédige son traité français, environ trente ans plus tard. À ce moment, il est plus explicite sur le fait que ces scénarios sont tirés de l’imagination, pour travailler l’esprit davantage que pour décrire l’état réel de la nature (Menut et Denomy 1968, 166). Il n’y a pas, selon Oresme, quelconque autre monde que celui-ci :

Je conclus donc que Dieu peut et pourrait faire, par sa toute-puissance, un autre monde que celui-ci ou plusieurs semblables ou dissemblables. Ni Aristote ni aucun autre ne prouvera suffisamment le contraire; mais, il n’y a eu à quelconque moment et jamais n’y aura si ce n’est qu’un seul monde corporel, comme il a été dit auparavant (Menut et Denomy 1968, 176‑78).

Conclusion

Par le biais de ses deux commentaires au traité Du Ciel d’Aristote, le philosophe normand s’attaque à un problème récurrent dans les discussions universitaires du xive siècle : la pluralité des mondes. Si la position commune du Stagirite rejette quelconques scénarios où plus d’une sphère céleste est postulée, les intellectuels latins doivent, pour des contraintes doctrinales, accorder à Dieu le pouvoir de faire tout ce qui n’implique pas de contradiction logique. Cela les amènes par la même occasion à réévaluer la question de la pluralité des mondes en examinant plus spécifiquement si elle constitue une impossibilité absolue.

À l’Université de Paris, Nicole Oresme offre une perspective originale en proposant quatre scénarios imaginaires où l’existence de plusieurs mondes ne posent pas de contradiction logique. C’est donc dire qu’il ne serait pas impossible que de tels scénarios se réalisent par l’entremise de l’omnipotence divine. Dans le cadre de pensée médiéval, l’avenue la plus prometteuse est sans doute celle où plusieurs mondes seraient imbriqués concentriquement les uns à l’intérieur des autres, de façon à ce qu’ils soient tous ordonnés autour d’un même point central. Ces mondes seraient proportionnels entre eux et, par la même occasion, semblables pour les sens de ceux qui l’habitent. Toujours est-il que pour Oresme, le fait que ces situations ne soient pas absolument impossibles n’en fait pas pour autant des scénarios probables.

Ultimement, il convient de rappeler que cette aventure imaginée de l’espace extraterrestre est essentiellement le fruit de réflexions et d’observations à l’œl nu. Contrairement aux astronomes du xixe siècle qui jouissent d’un regard privilégié dans l’espace éloigné, les philosophes de la fin du Moyen Âge doivent s’appuyer abondamment sur leurs capacités spéculatives pour élaborer un système naturel qui soit cohérent en lui-même. Qu’il y ait plusieurs mondes ou non, les penseurs médiévaux semblent cependant bien moins intrigués que nous à l’idée de pouvoir les visiter ou même à propos l’éventualité que ceux-ci soient habités9. On remarque donc que les enquêtes philosophiques et scientifiques se ressemblent autant qu’elle se distinguent au fil de l’histoire.

Bibliographie

Aristote. 1965. Du Ciel. Paris : Les Belles Lettres.
Bianchi, Luca. 1999. Censure et liberté intellectuelle à l’Université de Paris (XIIIe-XIVe siècles). Paris : Les Belles Lettres.
Duhem, Pierre. 1913. Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic. Vol. 10. Paris : Hermann.
Grant, Edward. 1996. Planets, Stars, and Orbs: The Medieval Cosmos, 1200-1687. Cambridge : Cambridge University Press.
———. 1997. « Nicole Oresme, Aristotle’s On The Heavens, And The Court Of Charles V ». Dans Texts and Contexts in Ancient and Medieval Science. Sous la direction de Michael R. McVaugh, 187‑207. Leyde, Brill.
Grant, Edward, et Michael H. Shank. 2013. Cosmology. Vol. 2.
Kren, Claudia. 1965. « The Questiones Super De Celo of Nicole Oresme ». Th{\`e}se de {{Doctorat}} ({{Philosophie}}), The University of Wisconsin.
Menut, Albert D., et Alexandre Denomy. 1968. Nicole Oresme. Le Livre du ciel et du monde. Madison : The University of Wisconsin Press.
Piché, David. 1999. La condamnation parisienne de 1277. Paris : Vrin.
Saxe, Albert. 1516. Questiones super octo libros Physicorum. Venise.
Weill-Parot, Nicolas. 2020. Le vol dans les airs au Moyen Âge. Essai historique sur une utopie scientifique. Paris : Les Belles Lettres.

  1. Le texte est édité et traduit en anglais par Claudia Kren (1965). Ci-après abrégé De Celo.↩︎

  2. Si l’historiographie concernant Oresme est toujours florissante aujourd’hui, il faut à tout le moins souligner l’apport pionnier de Pierre Duhem, sur lequel Edward Grant a considérable bâti par la suite. Notons entre autres Duhem (1913) et Grant (1996)↩︎

  3. L’identification du dernier orbe varie selon les penseurs. Une excellente introduction est disponible dans Grant et Shank (2013), surtout aux pages 440-441.↩︎

  4. L’édit de l’évêque Tempier a été abondamment couvert par la littérature secondaire. Parmi les nombreuses études pertinentes de Luca Bianchi, on consultera notamment Bianchi (1999).↩︎

  5. Le texte de la condamnation est édité, traduit et commenté par Piché (1999), voir surtout p. 91.↩︎

  6. Kren (1965), 265-280. Grant a étudié le traitement qu’Oresme réserve à ce problème dans son commentaire français : Grant (1997), 196-199.↩︎

  7. Notamment dans d’autres questions du premier livre du traité Du Ciel.↩︎

  8. Il discute de ce problème un peu plus loin, à la question 19 du premier livre. Kren (1965), 279-296.↩︎

  9. Sur l’idée utopique du vol, si ce n’est que pour explorer les plus hautes régions de la sphère sublunaire, on poursuivra la réflexion avec Weill-Parot (2020).↩︎