L’alimentation par intuition: obstacles et solutions
Fifi Semmar, Université de MontréalDate de publication: 2024-12-10
Mots-clés: recherche au collégial, alimentation, intuition, publicité, éducation, politique, social
En 2024, plusieurs personnes font l’apologie de nombreux régimes. Par exemple, ces dernières années, la diète cétogène a connu un gain de popularité sur Internet. Il en va de même pour le régime carnivore ou même le régime Low-Carb, qui suivent une tendance similaire, qui ne s’avère cependant pas sans conséquences. En effet, une répercussion de cette culture des diètes est l’augmentation du nombre de personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire. De plus, les régimes sont rarement efficaces sur le long terme. En effet, une étude illustre qu’après avoir suivi un régime de 38 jours à l’hôpital, 23% des patients avaient repris le poids qu’ils avaient perdu initialement dans les 2 années qui suivent. Cependant, après un suivi médical de plus de 2 ans, 83% des patients reprenaient le poids perdu. Plus le temps de suivi s’allonge, moins les patients sont susceptibles maintenir leur poids (Mann et al. 2007). Face à ce constat, des nutritionnistes comme Evelyne Tribole, proposent une nouvelle manière de se nourrir : l’alimentation intuitive. Cette dernière est principalement basée sur les signaux de faim et de satiété et a pour but de s’éloigner de la culture des diètes qui, souvent, engendre un sentiment de culpabilité chez les individus (Tribole et Resch 2023). Bien que l’alimentation intuitive possède de nombreux bienfaits pour la santé physique et mentale, elle n’est que peu pratiquée aujourd’hui. La question qui se pose en 2024 est la suivante : comment recourir à l’alimentation intuitive dans une société où la publicité alimentaire de malbouffe, de suppléments ou de diètes particulières est omniprésente et où notre alimentation est dictée par des normes sociales ? De quelle manière peut-on se fier à notre intuition pour s’alimenter si cette dernière est constamment influencée par notre environnement ? Il sera donc ici question d’analyser quatre axes qui influencent, de près ou de loin, la pratique de l’alimentation intuitive : la publicité, l’éducation, les normes sociales ainsi que la politique.
Afin de bien saisir la notion d’alimentation intuitive, il importe de définir le concept d’intuition, que le philosophe Henri Bergson s’est attelé à définir en profondeur. Il décrit l’intuition comme une chose essentielle à la vie : un élan vital chez les vivants. Il en parle aussi comme de « [l]a sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique. » (Bergson 2023, 23). Dans L’évolution Créatrice (1907), ouvrage portant sur le phénomène de la vie et des vivants, Bergson distingue les végétaux, (caractérisés par la torpeur), les arthropodes (caractérisés par l’instinct) et les vertébrés (caractérisés par l’intelligence). Pour le philosophe, l’instinct représente « la voie directe : l’action instinctive est bien plus assurée que l’action intelligente; elle va droit au but, et réalise des exploits que l’intelligence peine à expliquer. L’intuition se ranime là où un intérêt vital est en jeu. » (Bergson 1907, 268). L’intelligence, quant à elle, conduit à un rétrécissement instinctif, une forme de paresse, un arrêt ou un ralentissement de l’effort créateur. Comme notre intuition dépend de notre perception et de notre sensibilité, il est difficile d’envisager qu’un système conçu grâce à l’intelligence - comme celui d’une diète - puisse satisfaire les besoins de différents individus, sachant que les besoins diffèrent d’un individu à l’autre, du moins, dans leurs tendances et manifestations (Bergson 1888). Également, et toujours selon Bergson, pour mieux ressentir notre intuition, encore faut-il qu’elle ne soit pas altérée par des facteurs extérieurs influençant notre conscience : « Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. » (Bergson 1888, 100). Si l’on suit l’auteur dans son raisonnement, la question de savoir quels impacts peuvent avoir les publicités alimentaires sur la conscience des consommateurs devient d’autant plus pertinente.
Les stratégies utilisées par le marketing publicitaire peuvent influencer la perception qu’ont les individus d’un produit donné. Si la perception d’un aliment est influencée par une représentation publicitaire de celui-ci, alors notre intuition est également influencée. En effet, si notre perception est modifiée de manière à consommer davantage certains types d’aliments, on ne peut donc plus se baser sur cette perception pour se nourrir.
Pour bien comprendre l’influence de la publicité sur l’alimentation, il est crucial d’identifier les facteurs qui incitent les individus à consommer. Premièrement, la baisse de prix fait partie de ces incitatifs: le prix réduit génère un effet d’aubaine (le produit n’ayant pas coûté cher, il n’est donc pas nécessaire d’attendre une occasion particulière pour le consommer), qui augmente la fréquence de consommation, et donc l’apport calorique journalier (Chandon 2015). Deuxièmement, il y a l’étiquetage nutritionnel : plus l’étiquetage nutritionnel est prescriptif (c’est-à-dire qu’il donne des instructions sur la manière de consommer le produit), plus il aura des effets importants sur les comportements alimentaires. De plus, la variété alimentaire perçue (par exemple, des produits de différentes saveurs, couleurs, etc.) incitera les consommateurs et consommatrices à acheter un produit en plus grande quantité. En ce sens, une personne consomme davantage de nourriture si on lui présente des aliments différents (à un buffet, par exemple). C’est la perception de la variété qui joue ici un rôle déterminant (le produit est sous différentes formes, couleurs, saveurs, etc.). Malheureusement, le manque d’informations sur un produit peut biaiser la qualité des décisions alimentaires en modifiant la perception sur un produit, car les consommateurs et consommatrices ont tendance à généraliser. Par exemple, une seule mention positive tend à nous convaincre des bénéfices presque inexistants d’un aliment (Chandon 2015). En outre, la publicité incite à consommer en jouant sur l’humour et les émotions, ce qui encourage un style d’alimentation plus émotionnel qu’intuitif (Chandon 2015). En effet, certaines entreprises ou restaurants insistent sur la promesse de réconfort, de nostalgie ou de familiarité pour inciter les consommateurs à acheter, notamment par l’entremise d’images ou de slogans (Équiterre 2020), tels que « venez comme vous êtes » de McDonalds et « Red Bull donne des ailes ».
Pour limiter les impacts et l’influence de la publicité, l’éducation nutritionnelle est primordiale, notamment en regard de son rôle clé dans une visée de sécurité alimentaire. Par ailleurs, pour permettre aux individus d’adopter une alimentation intuitive, il est important de leur donner accès à une éducation scientifique sur la nutrition à des fins de conscientisation au sujet de leurs besoins nutritionnels et de la spécificité de chaque aliment. Ensuite, il faut également mettre en place une éducation sur l’importance de l’équilibre, de la relation saine avec son corps, des différents troubles du comportement alimentaire, etc. Il pourrait s’agir de cours vulgarisés et simplifiés pour favoriser une meilleure compréhension de l’impact d’une bonne alimentation sur leur santé mentale et physique. Ces initiatives contribueraient également à sensibiliser les jeunes à l’alimentation durable et au gaspillage (Neulat 2005). Cependant, pour que l’éducation nutritionnelle soit efficace, il est essentiel de prendre en considération le niveau de littératie alimentaire des individus, c’est-à-dire, leur niveau de connaissance en matière de nutrition. Il faut solliciter le développement de compétences nécessaires - notamment culinaires - afin que les personnes concernées puissent parvenir à combler leurs besoins par elles-mêmes et, ainsi, se responsabiliser face à leur alimentation (Weare 2015). Par exemple, l’école pourrait prendre l’initiative d’organiser et d’animer des ateliers de découverte, des ateliers de cuisine afin de valoriser le patrimoine culinaire, des ateliers de promotion des produits locaux, des ateliers de découverte des odeurs, des saveurs, des épices et des essences et finalement, des exercices de sensibilisation face à la désinformation sur les médias (« Éducation à l’alimentation et au goût » s. d.). Malheureusement, beaucoup de désinformation provient des médias sociaux, ce qui peut conduire les individus à culpabiliser encore plus sur leur alimentation (étant donné que tout y est idéalisé), mais également à développer des troubles du comportement alimentaire. De plus en plus de personnes se prétendent expertes en nutrition ou en santé sans parcours professionnel adéquat (Diekman, Ryan, et Oliver 2023). La présence d’autant de désinformation sur les médias sociaux rend l’éducation nutritionnelle encore plus importante : en s’éduquant, les individus pourraient ainsi renforcer leur esprit critique (Diekman, Ryan, et Oliver 2023).
Bien que l’éducation ait un impact important sur l’alimentation de la population, les normes sociales façonnent aussi nos comportements alimentaires. Les normes sociales sont des « règles ou des modèles de conduite socialement partagés, fondés sur des valeurs communes et impliquant une pression en faveur de l’adoption d’une conduite donnée » (Baril et Paquette 2012, 12). Un exemple de norme sociale est la consommation d’alcool lors d’événements festifs, ou encore le fait de s’alimenter trois fois par jour à des heures bien précises. Au-delà de la préférence d’un individu à choisir une option en regard de sa propre évaluation de ce qui est préférable pour lui (dans ce cas, selon son intuition), la norme implique une pression sociale à privilégier un choix parmi d’autres. En somme, si chaque personne consomme de manière intuitive et s’alimente selon ses besoins, il n’y aurait donc aucune norme alimentaire à suivre. Un lien fort a été démontré entre les normes sociales et l’alimentation, confirmant entre autres que l’influence de la norme fait appel à une rationalité imperceptible par le sujet au moment où il agit sous cette influence (Leone, Pliner, et Peter 2007).
Jacques et ses collaborateurs (2004) proposent une liste des stratégies qui contribuent à « dénormaliser » les normes actuelles : programme écologique, politique économique, environnement sans tabac, réglementation des produits vendus, éducation, communication, restriction promotionnelle et publicitaire, poursuite et responsabilisation de l’industrie et finalement, surveillance et recherche. Par ailleurs, les individus ne sont pas unilatéralement déterminés par les structures sociales (Delormier, Frohlich, et Louise 2009), car ils participent quotidiennement, à travers leurs choix et leurs pratiques, à une reformulation en continu de la structure sociale. Nous avons tous et toutes une responsabilité à construire un monde où il est possible de se fier à notre intuition et à nos ressentis pour s’alimenter, tout en étant éduqué-es et conscient-es des différentes options qui s’offrent à nous.
Les normes sont favorisées par la création de lois, de règlements et de politiques publiques : la politique joue donc un rôle important en ce qui concerne la santé des individus. Premièrement, étant donné que l’alimentation intuitive constitue une manière privilégiée de s’alimenter, il est primordial que le gouvernement puisse permettre à la population de subvenir à ses besoins primaires (Germov et Williams 2017). Deuxièmement, le gouvernement doit avoir un contrôle rigoureux sur la publicité alimentaire, mais également sur la mise en marché de certains produits alimentaires (et certaines entreprises agroalimentaires) afin de promouvoir une alimentation saine et équilibrée, tout en ayant une conscience écologique. Il a également la responsabilité de mettre en œuvre des programmes d’éducation à la santé et à la nutrition dans les écoles primaires, secondaires et même dans les établissements d’études supérieures. Troisièmement, le gouvernement doit prendre les actions nécessaires afin de réduire l’insécurité alimentaire. En effet, l’insécurité alimentaire est un indicateur important du niveau de pauvreté de la population. Par exemple, la sécurité alimentaire est possible seulement lorsque les individus peuvent physiquement et économiquement avoir accès à de la nourriture saine, capable de combler leurs besoins nutritifs. Plus précisément, il y a quatre axes à considérer lorsqu’on évoque l’insécurité alimentaire : a) la disponibilité de la nourriture de bonne qualité ; b) l’accès à cette nourriture par des moyens économiques ou physiques (par exemple, le transport de chez soi vers l’endroit où elle se trouve) ; c) l’utilisation de cette nourriture (cela signifie qu’elle correspond aux besoins physiologiques et culturels) ; et d) la stabilité. Idéalement, il faudrait que ces axes restent invariables face aux prix, aux conditions météorologiques ou aux conflits civils (Carletto et Raka Banerjee 2013). En somme, le gouvernement et les politiques entourant l’alimentation doivent être au centre des actions collectives.
Finalement, outre les quatre facteurs nuisant à l’adoption d’une alimentation intuitive énoncés dans ce texte, il est possible d’offrir aux futures générations l’opportunité d’adopter ce mode d’alimentation en élaborant des solutions telles qu’une réduction de la publicité alimentaire, un processus de « dénormalisation » des normes sociales, une éducation nutritionnelle efficace ainsi qu’un renforcement des politiques nutritionnelles de santé publique. Par ailleurs, comme la notion d’alimentation intuitive implique une sorte de « dérationalisation » de l’alimentation, mais également l’étude des ressentis du corps, il serait intéressant d’explorer la phénoménologie du corps comme sujet (en allemand Subjektleib) chez Husserl (Andrieu 2010). En effet, il serait intéressant d’analyser la manière dont notre alimentation nous conduit vers une conscience corporelle plus profonde, indépendamment des pressions sociales, culturelles ou politiques. Cette réflexion nous amène donc à réévaluer nos actions actuelles et à prendre les mesures appropriées afin de promouvoir une alimentation saine et durable. Ici, une approche interdisciplinaire apparaît nécessaire.